Assassin’s Creed et les héroïnes : une histoire compliquée
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Rédigé par Maurine Briantais
Ah Assassin’s Creed, licence lucrative et pourtant si critiquée. Elle fait en ce moment beaucoup parler d’elle, entre la sortie d’Assassin’s Creed Valhalla et les scandales qui éclaboussent Ubisoft. Et un des sujets qui revient régulièrement sur le tapis est la place des femmes, ou plutôt de la présence d’héroïnes au sein de la licence. Il faut dire que la série a bien progressé, partant du monde exclusivement masculin du premier opus à la possibilité de changer le sexe du personnage principal à n’importe quel moment. Mais est-ce vraiment un progrès ? Les choses se sont-elles vraiment améliorées quant à la présence des femmes dans la série ? Car Ubisoft et les héroïnes d’Assassin’s Creed, c’est une histoire bien compliquée.
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ToggleQuelques femmes fortes… mais secondaires
Reprenons depuis le début. Au départ, les choses n’étaient pas gagnées, puisque sous prétexte de coller le plus possible à la réalité historique (tout en incorporant des artefacts capables de contrôler la volonté des gens), le premier opus nous dépeint un monde presque exclusivement masculin. En effet, dans Assassin’s Creed, la seule présence féminine est Maria Thorpe, qui est d’ailleurs la seule Templier qu’Altaïr épargne. Sa place n’est pas anodine, puisqu’elle deviendra par la suite sa femme, embrassant la cause des assassins. La femme comme love interest donc.
Les choses s’améliorent un peu avec la trilogie d’Ezio, notamment avec la présence de Claudia Auditore, qui contrôle les finances de la famille avant de diriger un bordel. Elle montre plus tard un grand courage et une force physique pour le défendre contre les Templiers, et elle est finalement intronisée dans la Confrérie des Assassins. De même, Rosa est la seule femme de la guilde des voleurs vénitienne et la plus forte. Elle a rejoint l’Ordre des Assassins en Italie et est finalement devenue un membre important de la Fraternité italienne. Retour en arrière cependant pour Assassin’s Creed III, la principale figure féminine étant la mère de Connor, sacrifiée pour que son fils débute sa quête de vengeance.
La saga introduit fort heureusement des femmes historiques importantes comme Caterina Sforza d’Assassin’s Creed II et Mary Read d’Assassin’s Creed IV: Black Flag. Ces dernières sont de véritables esprits libres et dotées d’une incroyable force de caractères, qu’elles revendiquent ou cachent leur féminité. Elles agissent comme des guides pour le protagoniste, même si elles finissent bien souvent par être des demoiselles en détresse à un moment ou un autre.
Aveline et Shao Jun : des héroïnes relayées aux spin-off
En 2012, il y a du changement avec Assassin’s Creed III : Liberation, qui est le premier et un des rares épisodes de la licence à imposer au joueur d’incarner une héroïne, bien qu’il ne s’agisse que d’un épisode annexe. Dans ce jeu à la troisième personne sorti sur PS Vita avant de connaître un portage sur PC, Aveline de Grandpré est une héroïne noire dans un contexte historique décisif : née d’une mère esclave créole qui a été affranchie et d’un riche marchand français pendant la période coloniale précédent la guerre d’Indépendance, elle lutte pour la liberté de son peuple opprimé. Le discours racial tient une place très importante dans le récit et nous est présenté dès l’introduction comme un traumatisme pour l’héroïne. Aveline, face à cette situation, rejette son rôle de dame passive et prend les armes.
Tour à tour Dame, Esclave ou Assassin, Aveline a la possibilité de changer de tenue pour se déguiser afin de débloquer de nouvelles capacités et influencer le comportement de la foule à son égard. Elle s’approprie ainsi un stéréotype féminin pour duper ses ennemis, et transforme des symboles d’oppressions en armes, comme l’ombrelle, le fouet d’esclavagiste et la machette de canne à sucre. Elle est de ce fait à la fois définie par son statut sociale, par son genre (on lui fait très souvent des avances et ses ennemis se laissent avoir par son apparence douce) et ses origines ethniques. Elle met tout son être et ses multiples facettes au service d’une seule cause : la liberté.
Je me tiens aux côtés de ceux qui sont avec moi. Je trompe ma proie grâce à l’apparence d’une dame. Je déjoue leur garde grâce au voile d’une esclave. Et même si je dissimule mon identité, une chose est certaine. Commettez une injustice en ce bas-monde et je vous enverrai dans l’autre. Je suis Aveline de Grandpré. Je suis un Assassin. Et je me bats pour la liberté.
En 2015, Ubisoft lance une série de spin-off qui introduit de nouveaux personnages et se déroule dans un univers en 2,5D à défilement horizontal. Le premier de cette série de trois jeux, Chronicles China, met sur le devant de la scène Shao Jun durant la chute de la dynastie Ming. L’héroïne a été formée par le légendaire Ezio Auditore et cherche à se venger du groupe de templiers « Les Huit Tigres », qui ont anéanti la confrérie postée en Chine. Le titre ne marquera pas les esprits et restera un spin-off oubliable.
Evie après le scandale d’Unity, une tentative de rachat ?
Après quatre héros masculins, Ubisoft remet le couvert avec Arno dans Assassin’s Creed Unity. S’il accorde une place importante dans l’intrigue à Élise de la Serre, amante d’Arno et Templière, toujours pas de femme jouable, malgré les trois compagnons qui viennent rejoindre Arno pendant les missions en coopérations.
Face aux réactions négatives, le directeur créatif du jeu, Alex Amancio, a tenté de se justifier en expliquant que les personnages féminins étaient initialement prévus mais ont dû être coupés « en raison de la réalité de la production. C’est le double des animations, c’est le double des voix… et le double de ressources visuelles. » En contradiction avec cette affirmation, Jonathan Cooper, qui avait déjà travaillé sur les animations d’Assassin’s Creed III, a prédit que les animations pour un personnage féminin étaient de « un jour ou deux de travail » en plus. Et rappelons qu’il était possible d’incarner des personnages féminins dans les multijoueurs des jeux précédents. Les studios allaient-ils rectifier leur erreur par la suite ?
Au démarrage, le premier Assassin’s Creed affichait l’avertissement suivant : « Inspiré par des événements et des personnages historiques, cette œuvre de fiction a été conçue, développée et produite par une équipe multiculturelle de diverses confessions religieuses. ». Tous les titres Assassin’s Creed suivants incluaient la même clause de non-responsabilité, c’est-à-dire jusqu’en 2015. Avec Assassin’s Creed Syndicate, la clause de non-responsabilité existe toujours, mais le développeur l’a ajustée. Au lieu de se concentrer sur la religion, le message se lit comme suit: « Inspiré par des événements et des personnages historiques, cette œuvre de fiction a été conçue, développée et produite par une équipe multiculturelle de diverses croyances, orientations sexuelles et identités de genre. » Cette description indique un changement d’orientation distinct pour l’équipe de développement. Le genre et la sexualité sont devenus des caractéristiques importantes de la diversité. Vraiment ?
Dans Assassin’s Creed Syndicate, ce n’est pas un mais deux assassins que peut incarner le joueur. Jacob et sa sœur Evie se partagent ainsi le temps d’écran. Tous deux ont des capacités égales bien que complémentaires, le gameplay de Jacob se basant sur plus de force brute et celui d’Evie sur la discrétion. Néanmoins, un article de Bloomberg avec Jason Schreier révèle que le jeu a fait les frais d’un sexisme à peine dissimulé, puisqu’il est révélé que Jacob et Evie devaient être égaux en temps de jeu dans cet opus, mais c’est finalement le personnage masculin qui a le plus été mis en avant.
Même chose pour Assassin’s Creed Origins, où Aya devait devenir au fil du jeu la véritable héroïne au détriment de Bayek. En effet, ce dernier devait être blessé, voire mourir au début de l’histoire et donner au joueur le contrôle de sa femme selon deux personnes qui ont travaillé dessus. Mais le rôle d’Aya s’est progressivement rétréci au cours du développement et Bayek est devenu la figure principale du jeu. Mais un changement majeur attend les joueurs avec l’opus suivant : le choix du personnage.
Alexios et Kassandra : quand le genre ne compte plus
C’est une grande première : au tout début du jeu, le joueur doit choisir qui il veut incarner parmi les jumeaux Alexios et Kassandra. Contrairement à Syndicate, tous deux disposent de capacités égales cette fois. L’éditeur semble désormais décidé à mettre en avant plus de diversité et annonce que le personnage incarné par le joueur ne sera pas limité à des relations hétérosexuelles. Kassandra et Alexios pourront donc être homosexuels, bisexuels ou même asexuels. Mais voilà, quelques ombres se dessinent sur le tableau.
Alexios et Kassandra sont tous les deux égaux. Parfaitement égaux. Trop égaux. C’est bien simple, rien ne change entre eux deux, ce qui au final ne fait que réduire le choix à une simple sélection de skin. Et les éditeurs semblent bien vouloir continuer sur cette lancée, puisque le joueur peut changer le genre du personnage unique d’Eivor à tout moment dans Assassin’s Creed Valhalla, même si le directeur narratif a laissé entendre qu’il y avait une justification narrative. En tout cas, cela est extrêmement problématique dans Assassin’s Creed Odyssey, puisque le genre ne fait plus partie de la caractérisation et de la construction du personnage, ce qui offre un problème de crédibilité historique.
La sélection du genre du protagoniste n’est pas une représentation parce que pour éviter une quantité ridicule de travail, il nécessite une écriture « non sexiste », et donc une écriture centrée sur les hommes. La vérité, c’est que la Grèce antique était majoritairement sexiste, mais le sexe de Kassandra n’est jamais remarqué, même quand il devrait vraiment l’être. Jamais une femme n’aurait pu participer aux Jeux Olympiques par exemple. Cela rompt complètement l’immersion et n’a aucun sens.
En même temps, la Grèce compte un certain nombre de figures féminines mythologiques et religieuses importantes et vénérées, ce qui aurait ajouté un élément fascinant à l’histoire de Kassandra. En rendant le genre féminin invisible de cette façon, le point de vue adopté dans la narration est celui d’Alexios, alors même que Kassandra est censée être le personnage canon. Et ce n’est pas le seul moment où elle est invisibilisée.
Test Assassin’s Creed Odyssey – Un nouvel opus qui surpasse les autres ?
Kassandra et Alexios ne sont vraiment pas vraiment égaux sur tous les plans, à commencer par la communication d’Ubisoft. En effet, le Spartiate apparaît partout, que ce soit dans le trailer officiel ou sur le devant des jaquettes du jeu. Kassandra est en revanche relayée en arrière-plan sur ces supports : elle n’est par exemple que sur le côté réversible, donc caché, de la jaquette. Même sur les artworks officiels du jeu, Kassandra se retrouve souvent dans l’ombre d’Alexios, comme le remarquent justement nos confrères de chez Neonmag. Une communication que l’on retrouve également pour Assassin’s Creed Valhalla, l’Evior femme ayant dû se contenter d’un premier visuel sur une statue au lieu de faire une apparition dans le trailer d’annonce.
Là où les choses deviennent intéressantes dans Assassin’s Creed Valhalla, c’est que le joueur dispose de trois options au début du jeu : jouer Evior homme, jouer Evior femme, ou alors laisser l’Animus choisir. Or, si vous choisissez cette troisième option, vous parcourrez la quasi intégralité de votre aventure en tant que femme, à part certains passages bien spécifiques.
Pour l’écriture d’histoires sans aucune restriction
De telles décisions s’expliquent par de récentes révélations. En effet, lors du développement d’Assassin’s Creed Odyssey, les développeurs souhaitaient proposer uniquement Kassandra comme personnage principal. Mais la direction a expliqué qu’une telle décision était inenvisageable car, pour Serge Hascoët et l’équipe marketing du studio, « les héroïnes ne font pas vendre de jeux ». Ah. On n’a pas dû jouer aux mêmes jeux alors.
Ubisoft en a d’ailleurs remis une couche avec le compte Twitter d’Assassin’s Creed UK, qui a publié une vidéo sur l’histoire de l’arme la plus emblématique de la série, la Lame cachée. Les internautes n’ont cependant pas tardé à relever un détail gênant de la vidéo – elle ne présentait que des hommes. Depuis, une nouvelle vidéo a été postée afin d’inclure les femmes de la série.
We clearly missed some great assassins in this video, and we apologise. We've updated the asset to highlight ALL the assassins who master the hidden blade. Thanks to our passionate community for their input. pic.twitter.com/xqzL9Cd2yn
— Assassin's Creed UK (@Assassins_UK) September 22, 2020
Ce n’est pas tant l’absence d’héroïne le problème, mais son absence pour de mauvaises raisons, à savoir le sexisme et les stéréotypes. Car tant que le personnage a une belle histoire à raconter, le studio ne devrait pas avoir à freiner sa créativité à cause du genre du personnage. Parce que les développeurs devraient pouvoir raconter l’histoire qu’ils souhaitent narrer, et ce avec le personnage qu’ils ont envie, en ayant comme seul enjeu la liberté artistique.
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Date de sortie : 10/11/2020