Pourquoi la presse JV a du mal à traiter l’épineux problème des fuites ?
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Rédigé par Jordan
La gigantesque fuite entourant le studio Insomniac Games a des répercussions terribles sur le studio appartenant à PlayStation. Entre des images volées de Marvel’s Wolverine, les plans du studio pour les dix prochaines années mis au grand jour et surtout des données personnelles partagées dans la nature, les dégâts sont regrettables. Au-delà du contenu de ces fuites, on peut également revenir sur la manière dont elles ont été traitées et la position de la presse vidéoludique dans cette affaire, qui doit faire face à une prise de conscience.
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ToggleLa presse se divise sur le sujet
Partager, ou ne rien dire ? C’est la grande question qui s’est posée dans beaucoup de rédactions hier matin à la découverte des fuites. Du côté de la presse anglophone, Kotaku, IGN ou encore Polygon ont couvert tous les détails de l’affaire, quand Gematsu, Gamespot ou VGC se sont contentés d’articles succincts relayant la nature de la fuite, mais pas son contenu. Le Monde s’interroge aussi sur la question en préférant se concentrer sur l’attaque en elle-même et des personnes qui sont impliquées.
🍅J'aimerai bien qu'on fasse un p'tit live talk sur la question du relai des leaks dans le jeu vidéo.
J'vous demande donc en réponse à ce tweet votre position sur la question :
"La presse doit-elle évoquer le contenu de fuites lors d'une faille/d'un hack/d'une erreur ?"
➡️18H… pic.twitter.com/yuVesHhlpQ— Panthaa / Yohan Bensemhoun (@Panthaa) December 20, 2023
Et pour être transparent avec vous, le débat a aussi eu lieu chez nous avec deux versions de l’article que nous avons publié hier, sur lesquelles les avis étaient parfois contraires. Nous avons opté pour la solution qui nous semblait la plus juste, à défaut d’être parfaite, à savoir d’informer sur la fuite (en détaillant que Marvel’s Wolverine et les futurs jeux du studio étaient touchés) sans en révéler le contenu précis (pas question de détailler la timeline des jeux du studio). S’agit-il de la bonne option, ou plutôt de la moins dommageable ? On doit bien avouer que l’on ne sait pas. Et pour cause, personne ne semble avoir trouvé la bonne solution, ou du moins personne n’est d’accord à ce sujet.
Really feel for the Insomniac crew, not just because it’s putting all of their work out there but also their lives. It’s awful. This isn’t a leak it’s a malicious breach that endangers people. Won’t be covering the contents of it on GameSpot.
— Tamoor Hussain (@tamoorh) December 19, 2023
Et si le sujet semble faire autant débat, ce n’est pas à cause de ce que cette fuite nous révèle, mais la manière dont ces informations sont rendues publiques. La semaine dernière, on apprenait que Insomniac Games avait été victime d’un ransomware – un hack majeur provoqué par un groupe mal intentionné – qui menaçait de publier des données sensibles si une rançon de 2 millions de dollars (en bitcoins) n’était pas payée. Quelques jours plus tard, ces données se retrouvent sur le dark web, et inévitablement, sur les réseaux sociaux. Impossible pour la presse, et même le public, d’ignorer ce qui est train de se passer, même si l’on a affaire à des données obtenues de manière illégale.
Doit-on pour autant ne pas les traiter de la même manière que n’importe quelle fuite ? Certains vous répondront qu’il y a la « bonne, et la mauvaise fuite ». La « bonne » (et mettez autant de guillemets que possible), ce serait celle provoquée par une gaffe d’un studio, d’un éditeur, d’un partenaire ou d’un acteur tiers. Comme une fuite sur Amazon ou la bourde monumentale qui s’est produite durant le procès entre la FTC et Microsoft, révélant les plans de ce dernier sur toute la décennie. La « mauvaise », ce serait celle à laquelle on fait face aujourd’hui. Et entre les deux, dans un gris constant, on retrouverait les indiscrétions de développeurs auprès d’insiders, à différencier avec les enquêtes de journalistes. On ne traiterait donc pas une information volée de la même manière qu’une information publiée par mégarde. On en arrive à une hiérarchie des fuites qui peut sembler logique, même si elle semble être variable en fonction de l’éthique de chacun.
On peut débattre sur le traitement des leaks quand ça provient d'info internes, de commerçants, d'erreur du studio etc.
Mais on devrait tous être en phase pour dire que lorsque c'est du vol, du ransomware, on ne partage RIEN. https://t.co/nlaO7ENx0F
— Fab ✨ (@Fab_XS_) December 19, 2023
Le dilemme moral
Alors, pourquoi couvrir ? On pourrait répondre simplement que la presse a pour but d’informer et travaille pour son lectorat, pas pour les différents acteurs du jeu vidéo. Il est important de comprendre que la presse n’a pas pour obligation de suivre le schéma narratif d’un plan de communication. Il n’est pas rare de voir les journalistes être accusés d’être de simples relais entre l’industrie et son public (et on ne va pas se mentir, cette tâche occupe une grande partie de notre travail), de ne représenter qu’un passe-plat qui serait au bon vouloir des éditeurs et des studios, nourrissant ainsi le vieux fantasme du chèque sous le manteau (qui demanderait de jouer les perroquets). Un rôle qu’il est difficile de totalement nier (sauf pour le chèque, désolé pour les conspirationnistes), comme le souligne avec justesse le journaliste Riley MacLeod dans un excellent article de synthèse sur la situation autour de cette fuite, publié chez Aftermath :
« Les services de relations publiques et de marketing contrôlent soigneusement le flux d’informations, conditionnant les journalistes et les joueurs au battage médiatique. L’avenir a de la valeur dans cet espace, un fait sur lequel les pirates pariaient en espérant que Sony paierait pour garder le contrôle de cet avenir. De nombreux journalistes de jeux connaissent également la valeur de cet avenir, car ils le soutiennent ou en profitent, même lorsque cela commence à brouiller les pistes entre le journalisme et le marketing. »
Pourtant, quand la presse s’écarte de ce chemin, notamment pour couvrir des fuites, elle est conspuée de la même manière, car elle « gâcherait » la manière dont un éditeur voudrait révéler ses plans, et par la même occasion, la surprise du public. Une remarque qui est forcément liée à la notion de divertissement du médium que l’on traite, mais qui semble être un problème insoluble pour beaucoup de journalistes. S’en tenir à couvrir uniquement les informations présentées par les éditeurs, constructeurs ou autres acteurs, c’est quelque part admettre que l’on est une simple roue dans l’engrenage – bien malgré nous – d’une communication bien rodée.
https://twitter.com/iantothemax/status/1737160373793665158
Il y a évidemment d’autres façons de s’écarter de ce schéma narratif, encore faut-il que la presse en ait les moyens, ou l’envie. Ian Walker, qui a écrit pour Polygon et Kotaku, parle de cette situation dans un tweet où il est écrit que la presse JV n’est pas équipée pour traiter de ce genre de sujets dans la mesure où « la stratégie des services de communication de l’industrie visant à enliser les journalistes dans des relations personnelles avec les studios et à transformer les fans en armée de défenseurs d’investisseurs a eu trop de succès »
Difficile de lui donner tort. La défense de sa propre paroisse n’est pas un phénomène nouveau dans le jeu vidéo, mais il gangrène plus que jamais les débats. Il y aurait fort à parier que les réactions envers ces fuites n’auraient pas été les mêmes si elles étaient liées, disons, au hasard, à Ubisoft ou à Embracer, tout comme on pourrait penser que la presse se serait faite moins de nœuds au cerveau si cela ne concernait pas un studio first party dont les précédents jeux ont été acclamés. N’allez pas nous faire dire ce que nous ne disons pas : il n’est pas question de dire qu’il y a une indulgence envers Insomniac, mais plutôt une prise de conscience sur la manière dont on doit traiter ce genre de fuite.
D’une part, car il est bien plus facile de s’identifier aux personnes touchées par ce leak, surtout du côté de la presse anglophone qui a davantage de chances de connaître certains des employés touchés (on parle d’un studio et non d’une entité aussi grande qu’un éditeur). Qu’en serait-il du traitement de ce même type d’information si cela touchait un studio français, comme Asobo ou Don’t Nod ? La question se pose, et nous avons nous-même peu de réponses à apporter, surtout dans notre position particulière qui est celle de producteur de l’AG French Direct.
Et qu’en est-il du leak de Capcom ? La presse s’est montrée beaucoup plus pragmatique à ce propos il y a de cela plusieurs années, et n’a pas hésité à couvrir le sujet. Nous n’avons pas hésité à couvrir le sujet. Parce que Capcom est un acteur japonais ? Ce serait bien trop réducteur, sans pour autant que l’on puisse complètement écarter cet argument. La barrière de la langue sans doute ? Peut-être que la seule leçon que l’on puisse vraiment retenir ici est que la presse JV est, comme son médium, encore bien jeune. Ce qui ne veut pas dire qu’elle ne doit pas prendre ses responsabilités, mais inévitablement, elle fait des erreurs, et peut apprendre d’elles. Avoir traité du leak de Capcom nous oblige-t-il a ne pas vouloir faire mieux trois ans plus tard ? Ou sommes-nous contraints de respecter un certain équilibre des forces à cause d’une erreur commise auparavant ? On vous l’accorde, beaucoup de questions ici, car il faudrait savoir ce qui relève de l’erreur, et ce qui relève du journalisme.
To me, what is most notable about this is that the call is coming from inside the house: people who make enthusiast content that is generally aggregation and discussion are talking about themselves as journalists, and some journalists are treating corporations as best friends
— cmrn knzlmn (@ckunzelman) December 20, 2023
Et c’est là l’un des points majeurs soulevés par ce débat. Quel est le rôle d’un journaliste ici ? Difficile de le savoir quand la notion même de journalisme jeu vidéo est aussi floue. Entre ceux que l’on peut appeler comme tels, les créateurs de contenus, ou encore les sites comme les nôtres (qui fonctionnent grâce au relai d’informations et à nos critiques), les barrières se sont totalement effondrées ces dernières années, et on ne pourrait pas mieux le dire que Cameron Kunzelman (qui a écrit pour Polygon), qui parle « d’une profonde fracture dans le monde des jeux vidéo où la création de contenus et le journalisme, qui sont absolument en contradiction en termes d’obligations et d’intentions dans l’industrie, sont définis comme étant la même chose […] les gens qui créent du contenu, qui est généralement de l’agrégation, parlent d’eux-mêmes en tant que journalistes, et certains journalistes traitent les entreprises comme leurs meilleurs amis. »
Un point de vue pragmatique qui rappelle la notion d’intégrité, soulevée aussi de l’autre côté du spectre avec Meghna Jayant, narrative designer sur Thirsty Suitors :
« Il est en fait normal que les personnes qui font l’actualité éprouvent des sentiments compliqués à l’égard du fait d’être au centre de ces articles, et que les journalistes qui couvrent l’actualité de ne s’attendre à être aimés pour ce qu’ils mettent en lumière. L’intégrité journalistique et l’interaction parasociale rendent tout cela difficile. »
it’s actually okay for people who are the subject of the news to have complicated feelings about being news, and for journalists to cover the news but not expect to be loved for it by their subjects. journalistic integrity & parasociality make being On Here fraught
— 𝕞𝕖𝕘𝕙𝕟𝕒 𝕛𝕒𝕪𝕒𝕟𝕥𝕙 (@betterthemask) December 20, 2023
Le rapport humain
Et les développeurs dans tout cela ? Au-delà même des fuites de données personnelles qui sont évidemment terribles pour la vie privée de chacun, on peut également s’interroger sur l’impact qu’a cette affaire sur la santé mentale des personnes travaillant au sein des studios. Vouloir ne pas relayer une partie (ou l’entièreté) de ce leak par respect pour les artistes se comprend. Surtout lorsque l’on tient une ligne éditoriale qui s’efforce de pointer tous les problèmes de l’industrie qui peuvent mettre à mal ces mêmes personnes (crunchs, harcèlements…).
Last thing I'll say:
Games are made by PEOPLE.
People that CARE about how their work, the fruit of their gut and sweat and sacrifices get in front of the eyes of those they are making it for: the players.
We are NOT PR firms, we are NOT our companies.
We CARE about our games.
— Dinga Bakaba (@DBakaba) December 19, 2023
Comme dit plus haut, si la presse ne roule pas pour les studios et n’a aucun devoir envers ceux-ci, elle peut aussi décider de ne pas causer du tort aux personnes qui y travaillent. Reste à savoir si certaines des informations contenues dans cette fuite peuvent porter atteinte aux employés d’Insomniac, ou si elles sont surtout problématiques pour le studio en tant qu’entité des PlayStation Studios. Dévoiler les chiffres de ventes du dernier Ratchet & Clank ne cause sans doute aucun dégât chez les employés d’Insomniac, mais cela est sans doute différent pour ce qui est de dévoiler au grand jour ce sur quoi les artistes du studio travaillaient pour 2027. Un point soulevé par Dinga Bakaba, directeur du studio Arkane Lyon, qui apporte son point de vue de développeur sur le sujet :
« Les jeux sont créés par des GENS. Les gens qui se soucient de la façon dont leur travail, le fruit de leur instinct, de leur sueur et de leurs sacrifices, se présentent sous les yeux de ceux pour qui ils le font : les joueurs. Nous ne sommes PAS des agences de relations presse, nous ne sommes PAS nos entreprises. Nous nous soucions de nos jeux. Une feuille de route de développement n’est pas un « plan marketing », c’est une représentation de nos objectifs en tant que créateurs, artistes, ingénieurs, producteurs, assurance qualité. Les fuites nous impactent, nous obligent à changer de plan, à abandonner des idées, à créer des actifs pour de nouveaux rythmes ou à répondre à des préoccupations qui ne devraient pas exister. Cela a un impact sur notre santé, nos emplois. »
Comment continuer à défendre le travail et la santé des développeurs (comme lorsque la presse s’insurge contre le mauvais traitement à leur égard aux Game Awards) si l’on est prêt à partager tout ce qui se retrouve dans cette fuite ? Entre l’intérêt du lectorat, la préservation des artistes et, il faut le préciser, les réalités économiques qui régissent le marché de la presse JV (ce genre d’articles générant évidemment beaucoup de trafic, ce qui sera un argument dans certaines rédactions), c’est un vrai travail d’équilibriste auquel il faut s’adonner. Et il ne s’agit pas seulement de se rapporter à ce qui est « une bonne fuite ou une mauvaise fuite » comme dit plus haut, car les deux peuvent avoir le même impact sur les personnes qui travaillent sur ces projets. On peut toujours se réfugier derrière la valeur informative des leaks, encore faut-il que ces fuites montrent une réelle pertinence.
Que fait-on de ces informations ?
En parler, mais ne pas montrer. Cela semble être le compromis sur lequel s’accorde la majorité de la presse, surtout depuis l’affaire du leak de GTA 6 qui a permis d’éduquer davantage la presse ainsi que le public. Certains organes se contenteront de reconnaître l’existence de la fuite, d’autres iront plus loin en s’intéressant aux aspects factuels de la fuite, tandis que quelques sites n’hésiteront pas à analyser chaque élément de gameplay. L’important, et ce sur quoi tout le monde semble être intransigeant, est de ne pas relayer des images à propos d’un jeu qui ont été obtenues de cette manière.
Ne pas parler du tout de la fuite en tant qu’événement serait en revanche ignorer un fait d’actualité majeur au sein de l’industrie, qui aura des répercussions sur le studio. Les plans de ce dernier vont être chamboulés et il sera impossible pour la presse d’éviter l’éléphant dans la pièce lorsque Insomniac se remettra à communiquer sur ses projets. Il y a une différence entre relayer l’intégralité de la fuite et partager son contexte. Il est nécessaire de reconnaitre ce qu’il s’est passé, et d’informer le public de la situation sur le pourquoi du comment. En plus d’informer son lectorat, la presse peut avoir une fonction éducative en montrant comment fonctionne l’industrie, et ce genre de document aide parfois à cela. A quel degré ils doivent être partagés, cela reste à la discrétion de chacun.
Car il faut préciser que ce leak ne contient pas seulement des images volées ou des noms de jeux, mais tout un aperçu de la stratégie plus globale de l’un des trois constructeurs mondiaux. Et tout cela reste très intéressant à apprendre et à relayer, sans que ça ne porte préjudice aux artistes. Entre les questionnements autour de la position tarifaire d’un groupe qui peut évoluer d’ici plusieurs années ou le coût et la rentabilité de certains projets AAA, ces données mettent en lumière des détails de notre industrie qui sont trop peu connus, ce qui est encore une fois souligné par Aftermath : « Les jeux à venir et ce qu’ils contiennent sont des temps forts dans l’actualité jeux vidéo, car l’industrie du jeu est résolument tournée vers l’avenir mais obsédée par le secret autour de ce qui arrive. »
On pourrait tirer des parallèles évidents entre l’industrie du jeu vidéo et celle du cinéma, cette dernière étant, à première vue, moins secrète. Trouver le budget du dernier film Spider-Man n’a rien de difficile, tout comme il existe de nombreuses sources qui permettent de savoir combien le long-métrage a rapporté au box-office. Bien sûr, le parallèle a ses limites. Il existe encore un flou autour de la rentabilité des films, notamment à cause du mystère entourant les budgets marketing, le coût des exploitants, les bénéfices rapportés par la VOD et la vente de DVD, et bien d’autres facteurs. Mais pour le jeu vidéo, c’est encore moins évident. Il est rare de connaître le budget de production d’un jeu, et ça l’est encore plus de savoir combien d’argent il a rapporté. Grâce au travail d’analystes qui étudient le marché et qui épluchent les bilans financiers publics, on peut s’en faire une idée, mais ce genre d’information demeure bien plus confidentielle que des chiffres de ventes d’un jeu. Le public doit-il nécessairement savoir tout cela pour autant ?
Rami Ismail en parle dans une série de tweets en se basant uniquement sur des données publiques qui n’ont rien à voir avec le leak, en réponse au public qui est étonné de connaître le montant de la production de Marvel’s Spider-Man 2 :
I'm seeing a lot of shocked influencer/audience talk about Spider Man 2's AAA development costs.
I am trying to stay away from the hacks, so I don't have details, but I'm going to use some prior public information to show you why likely nothing should be particularly shocking.
— Rami Ismail / رامي (@tha_rami) December 21, 2023
Analyser le degré de profitabilité de certains projets l’aiderait peut-être à remettre en perspective les futurs plans d’un studio. Ce qui ne veut pas dire que l’on doit forcément s’intéresser à cela via le prisme de données volées, mais l’impact du leak aurait peut-être été moins viral (dans le sens où il aurait moins été partagé à tort et à travers) si ce genre de détails n’étaient pas aussi opaques. Il en est de même pour les documents concernant Sony et son rapport à son concurrent direct Microsoft sur l’avenir de leur querelle (notamment via le partage de Call of Duty) qui est évoquée ici. Des détails, qui, en soi, ne nous apprennent rien de plus que ce que le procès avec la FTC nous a déjà montré, mais qui peuvent aider à avoir une idée plus précise de comment fonctionne le marché.
L’importance de la contextualisation
Cette fuite aide aussi à comprendre comment un deal est négocié avec un partenaire tiers comme Marvel, ce qui est intéressant à plusieurs égards. D’une, il permet de clarifier une bonne fois pour toutes les différences entre un contrat d’exploitation d’un personnage dans un jeu vidéo et un contrat d’exploitation de ce même personnage au cinéma, de quoi clarifier un peu la situation complexe autour du personnage de Spider-Man. Ensuite, ces détails aident à comprendre les stratégies mises en place chez un constructeur pour que ses concurrents ne viennent pas empiéter sur le même terrain en utilisant ce même personnage dans d’autres jeux.
La valeur informative de ces données reste importante, contrairement aux images de gameplay d’un jeu en alpha qui ne veulent rien dire ou d’un planning qui est forcément amené à changer au fil des années. De plus, il est naturel pour un média de vouloir traiter une information déjà visible par tous, mais sous un angle très précis qui aidera à lutter contre la désinformation. Nul doute que vous verrez des tas d’articles à l’accroche douteuse qui vous amèneront à n’avoir qu’un regard partiel sur ces données, et donc erroné.
Le rôle de la presse est aussi de contrer cela, en effectuant une synthèse de ces informations et en livrant un contexte qui aidera son lectorat à avoir une idée globale et claire de l’affaire, afin de ne pas tomber dans le panneau du premier compte Twitter Blue à la recherche d’engagement. Kotaku a choisi de s’intéresser à ces chiffres et à ce qu’ils veulent dire de la production de tels jeu AAA, tout comme Frandroid qui s’attarde sur tout l’aspect économique de la fuite.
Maintenant que ces infos sont dans la nature, si elles ne sont pas bien traitées, il y a le risque que le public en ait une mauvaise interprétation. Et on peut déjà prendre le pari que des personnes iront harceler Insomniac Games en 2027 si le jeu noté en 2027 sur la roadmap volée n’est pas sorti, contrairement à ce que pouvaient affirmer certains influenceurs qui auraient « oublié » de remettre les choses en contexte.
Et oui, on parle bien de harcèlements. Parce qu’une grande partie du public consommateur de JV montre sa bêtise chaque jour sur les réseaux sociaux, en harcelant les artistes au sein des studios pour des raisons toujours plus absurdes. En témoignent les commentaires affligeants que reçoit le studio Rocksteady suite aux fuites sur Suicide Squad: Kill the Justice League depuis quelques jours. Fuites qui ont été couvertes par une partie de la presse, qui a délibérément choisi de mettre en avant ce leak alors que ce qu’il révélait manquait cruellement de contexte. De quoi donner du grain à moudre aux harceleurs en puissance avant même la sortie du jeu.
Un cas d’école qui permet d’apprendre
Le journalisme jeu vidéo, si tant est que l’on arrive à le définir, semble être encore trop frais pour fixer une charte de bonne conduite qui établirait une solution toute trouvée à ce problème. Aurait-on vu ce même genre de questionnements dans d’autres industries ? La presse cinéma se serait-elle posée ces questions si une fuite massive avait eu lieu chez Universal ? Bien entendu, les sites qui courent derrière la moindre rumeur Marvel ou Netflix n’hésiteraient pas à découper chaque bribe de fuite en quatre ou cinq articles différents, tous flattant le bon vouloir du sacro-saint SEO (on ne peut d’ailleurs pas nier que certains acteurs de la presse JV agissent de la même façon). La question du partage de ces leaks ne se poserait même pas dans une industrie qui ne serait pas liée au divertissement et où la notion d’art ne serait pas sur le tapis. Mais la question reste épineuse dans la mesure où, encore une fois, ce vol n’est pas à traiter uniquement sous le prisme des artistes touchés ici. Il en dit long sur notre industrie et sur la façon dont elle communique.
Doit-elle pour autant tout révéler ? Là encore, il n’y a pas de bonnes réponses à apporter. Malgré le précédent causé par la fuite de GTA 6, le grand public est encore bien trop peu informé de ce à quoi peuvent ressembler les différentes étapes de production d’un jeu vidéo. Il y a ici un réel besoin de démystification. Quand un Electronic Arts communique en diffusant des images de pre-alpha du prochain Skate ou des bribes de screenshots du jeu Les Sims 5 (Project Rene), l’impact sur le public n’est pas aussi fort que si ces jeux avaient été révélés de manière traditionnelle via des vidéos plus « présentables ». Quand un jeu est présenté trop en avance de sa sortie, il est ensuite libellé en tant qu’arlésienne, le public se demandant pourquoi il a été annoncé si tôt (alors que la réponse tient souvent dans l’envie du studio de recruter plus facilement pour ce projet). Et pourtant, quand un projet comme Hi-Fi Rush sort de nulle part, tout le monde s’en réjouit, sans doute à raison. L’industrie a donc aussi besoin de conserver une part de mystère.
Le juste milieu, c’est ce que tout le monde recherche. La presse, l’industrie, et le public. Un équilibre entre ce qui doit être montré ou relayé, et ce qui ne doit pas l’être. Informer sans heurter. Vous aurez lu beaucoup de questionnements sans réponses ici, sans doute parce que l’on ignore encore la marche à suivre, surtout à notre échelle de tout petit média. Dire que la presse JV – et par extension nous, chez ActuGaming – continuera à faire des erreurs n’est pas une moyen de se dédouaner des futures affaires du genre, mais c’est reconnaître qu’elle n’est pas parfaite et n’a pas toujours la bonne solution, ni toutes les cartes en mains pour satisfaire son lectorat. L’objectif sera simplement de faire mieux, peu importe ce que cela signifie.
MAJ 21/12 : Le journaliste Stephen Tolito (désormais indépendant après avoir été chez Axios) a partagé son point de vue sur l’affaire, qui mérite le coup d’œil pour sa nuance :
« Les visuels des jeux à venir, les détails de calendrier de sortie sont, pour moi, peu prioritaire pour un relais. Mais ils étaient également si répandus auprès du public avant même qu’un journaliste ne s’y intéresse, ce qui veut dire qu’il ne faut pas s’attendre à ce que les médias prétendent simplement qu’ils n’existent pas. Et puis, il y a les données business. Les budgets et les ventes, les deals avec d’autres entreprises. Des chiffres édifiants. Un aperçu de la réalité sur la façon dont les jeux sont créés et comment ils sont imaginés. Malheureusement, ces informations ont le potentiel d’éduquer les journalistes, et peut-être le public, sur le fonctionnement de l’industrie. En tant que journaliste, détournez-vous votre regard de cela ? N’accumulez-vous pas ces connaissances pour, au moins, mieux comprendre le fonctionnement du secteur des jeux ? Vous n’allez peut-être jamais le relayer, vous ne le demanderez peut-être jamais, mais il est peut-être utile de le savoir. Mais alors, est-ce que vous vous contentez d’accumulez ces savoirs ? Au milieu de tout cela, il y a du mal causé, exprimé en grande partie par les développeurs de jeux qui sont régulièrement harcelés. Personne ne souhaite que ça arrive et que quiconque ait à subir ça. À ceux qui travaillent dans l’industrie, croyez-moi, les médias sont probablement avec vous sur ce point. »
The visuals about upcoming games, the details of release schedules are, to me, low priority to report. But also were so widespread by the public before any reporter touched them, that it's impractical to expect media to just pretend they're not out there.
— Stephen Totilo (@stephentotilo) December 20, 2023
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