Pourquoi Embracer symbolise t-il toutes les grandes dérives actuelles de l’industrie du jeu vidéo ?
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Rédigé par Jordan
Embracer Group. Voilà un nom que vous devez commencer à connaître et dont chaque nouvelle à son sujet vous fait soupirer. Un nom aujourd’hui synonyme d’échec et de tout ce qui cloche dans cette industrie blessée. Il ne vous aura pas échappé que derrière les records de ventes et les épiphénomènes qui s’écoulent par millions, l’industrie du jeu vidéo tombe en lambeaux. Pas un jour ne passe sans que des licenciements viennent marquer l’actualité, à une époque où il nous semble pourtant que le marché est plus en croissance que jamais. Un contraste particulièrement affligeant qui pourrait s’expliquer par plusieurs facteurs logiques – trop d’emplois crées durant le Covid, un marché saturé, des habitudes de consommation qui changent – mais dont l’ampleur est telle que cette même logique ne semble plus s’appliquer. Et rien ne représente mieux cette catastrophe industrielle qu’Embracer Group, l’épicentre de tourments du milieu, qui illustre à lui seul toutes les causes qui mettent à mal le médium. Une entreprise relativement inconnue avant les années 2020, qui s’est pourtant imposée comme un véritable ogre avant que son nom ne devienne synonyme d’injustice. Et pour comprendre comment on en est arrivé là, revenons sur l’historique de l’un des géants de l’industrie que le grand public ne connait que très vaguement.
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ToggleUn rachat après un autre
Bien qu’il s’agisse ici de l’une des entreprises les plus puissantes dans le milieu, son nom reste relativement mis à l’écart, quand il ne fait pas la une pour des rachats ou des renvois. Vous ne verrez jamais son logo s’afficher directement sur votre écran sur l’un des jeux dont elle est propriétaire, contrairement à un Electronic Arts ou à un Activision, dans la mesure où Embracer Group est ce que l’on appelle une société-mère qui regroupe plusieurs éditeurs plus traditionnels, comme THQ Nordic. Et c’est justement avec cette entreprise que l’expansion du groupe va vraiment commencer.
Embracer Group tel qu’on le connait aujourd’hui a démarré sous la marque Game Outlet Europe il y a de cela vingt ans, une entreprise dont le business principal était de publier et de vendre des jeux dans les différentes boutiques de jeux vidéo. Tout part de Lars Wingefors, un jeune suédois qui n’en n’est pas à son coup d’essai dans la vente, même s’il a souffert par le passé des bouleversements économiques du début des années 2000, qui ont mis à mal sa précédente entreprise. Il décide pourtant de retenter l’aventure et souhaite se consacrer à l’industrie du jeu vidéo en restant du côté de la distribution.
Game Outlet Europe lancera en 2007 sa branche Nordic Games, qui publiera quelques jeux anecdotiques (comme We Sing Rock sur Wii) avant de renforcer ses rangs en faisant l’acquisition de l’éditeur JoWooD Entertainment, puis en profitant de la mort de THQ pour racheter ses licences ainsi que la marque de l’entreprise en elle-même afin de fonder en 2014 le THQ Nordic que l’on connait aujourd’hui. C’est ce premier changement majeur qui va amorcer la transformation de la société en un agglomérat de studios, puisqu’il rachète coup sur coup Experiment 101 (Biomutant), Black Forest Games (Fade to Silence) puis Pieces Interactive, premiers vrais rachats significatifs au sein de l’industrie même si ces studios étaient encore assez mineurs à l’époque. Cela suffit pour que le groupe continue sa croissance en mettant la main sur les groupes Koch Media et Deep Silver ainsi que sur d’autres équipes comme Lavapotion ou Coffee Stain. Ce sont ces bases qui vont servir de pilier à Embracer Group, qui nait officiellement en 2019. Et c’est aussi là que commence une boulimie massive qui va profondément changer les ambitions de l’entreprise.
Le début des années 2020 marque un tournant majeur pour le fraichement renommé Embracer Group. Son nom est désormais plus courant sur les sites d’actualité puisqu’il se lance dans un grand plan d’acquisitions qui commence par Saber Interactive (qui deviendra l’un de ses bras armés à qui l’on confiera trop de projets) avant que les rachats arrivent par groupe. Parce que l’on souhaite vous économiser un peu de temps, nous ne rentrerons pas dans l’historique de toutes ces acquisitions tant elles sont nombreuses, mais parmi les plus notables à retenir, on trouve Gearbox, Tarsiers Studios, Piranha Bytes, ou encore Eidos Montreal et Crystal Dynamics, ces derniers étant rachetés pour 300 millions de dollars, soit un hold-up.
La liste est encore longue et mieux vaut chiffrer tout cela pour saisir l’échelle de cette stratégie d’acquisitions de masse. Selon le rapport financier du groupe publié en septembre 2023 (pour le bilan du deuxième trimestre de cette année fiscale), Embracer Group estimait son nombre de studio à 138, voire même 194 (contre 182 fin décembre 2023) si l’on prend également en compte les studios dits externes chez qui la société sous-traite beaucoup. C’est 110 studios en plus qu’au début de l’année 2020, pour un pic d’employés atteignant 16 601 personnes à la fin mars 2023, contre 3 109 trois années plus tôt.
Le ventre plein
Une évolution qui, sur le papier, semble être la suite logique de la stratégie initiale de l’entreprise qui n’a fait que croître d’année en année en mangeant d’autres entreprises de tailles plus réduites, mais qui prend factuellement une ampleur considérable avec la crise du Covid. Une période d’investissements majeure pour toute l’industrie, qui profite du confinement dans les différents pays les plus consommateurs de jeux vidéo pour booster toute une économie. En 2020, année de l’émergence de la pandémie, l’industrie comptabilisait 33,6 milliards de dollars d’investissements, ainsi que 12,6 milliards de dollars en acquisitions répartis entre 219 deals. Des montants qui peuvent paraître dérisoires face à des rachats historiques comme celui d’Activision-Blizzard ou même celui de Zynga par Take-Two en 2022, mais qui, à l’époque, établissait déjà des précédents historiques. Le rapport d’InvestGame sur cette époque indique que 60% de ces rachats (en 2020) sont représentés uniquement par quatre entreprises, à savoir Tencent (l’éditeur leader sur le marché), Stillfront, Zynga et… Embracer.
C’est durant cette même année que le groupe effectue des levées de fonds en attirant des investisseurs venus du monde entier. C’est d’ailleurs de cette manière que l’entreprise rachète petit à petit différents studios et éditeurs, en réussissant à convaincre de plus en plus de fonds d’investissements de venir participer à ce business. Jusqu’à parvenir à attirer l’attention du fond public d’investissement d’Arabie Saoudite, connu aussi sous le nom Savvy Gaming Group, qui investit près d’un milliard de dollars au sein d’Embracer Group afin d’en obtenir 8,1% du capital. Une aubaine pour l’entité détenue par Lars Wingefors, qui va pourtant mener le groupe vers une chute spectaculaire l’année suivante.
L’année suivante, en mai 2023, tout s’écroule. Embracer Group annonce qu’un investissement massif à hauteur de 2 milliards de dollars a été tué dans l’œuf et qui était pourtant essentiel pour assurer une rentabilité sur le moyen-long terme pour l’entreprise :
« Nous avons été informés qu’un partenariat stratégique majeur négocié depuis sept mois ne se concrétisera pas. L’accord en cours de négociation prévoyait plus de 2 milliards de dollars de revenus de développement contractuels sur six ans. »
Le partenaire en question n’est jamais cité, mais Axios parvient à trouver son identité quelques mois plus tard en précisant qu’il s’agit bien de Savvy Gaming Group, pourtant actionnaire d’Embracer Group. Les raisons dernière le capotage de ce marché sont encore inconnues à ce jour. Ce n’est certainement pas parce que le groupe saoudien manque de fonds : il a au contraire plus que jamais envie d’investir dans le jeu vidéo, puisque quelques semaines seulement avant la mésentente entre les deux entreprise, le fonds public d’investissement d’Arabie Saoudite annonçait débloquer près de 37 milliards de dollars d’investissement dans ce secteur.
Cet échec est suivi d’une chute en bourse de 40% pour la valeur des actions d’Embracer Group, et le début d’une grande descente aux enfers pour l’entreprise. Ou plutôt ses employés. Une situation déjà prédite par un fond spéculatif britannique chez Financial Times quelques semaines avant le grand bouleversement :
« Ils ont acquis toutes ces sociétés, donc ils ne pourront pas obtenir leur croissance organique à tout moment. La réalité est que lorsque la musique s’arrêtera, ils commenceront à avoir du mal à rembourser leurs dettes. »
Embracer Group a parié sur une croissance qui ne cesserait d’augmenter après le Covid pour le marché du jeu vidéo, ce qui n’est pas arrivé. Cette somme de mauvaises prédictions amène donc le groupe à une période de turbulences qui aurait pu être évitée, avec une meilleure lecture du marché.
L’hécatombe commence
Le couperet tombe le 13 juin 2023. Le premier trimestre de l’année fiscale 2023-2024 n’est même pas encore terminé que Lars Wingefors souhaite réagir vite pour faire face à la déconvenue provoquée par l’échec de ce deal quelques jours plus tôt. Une lettre ouverte est rendue publique, dans laquelle on peut lire que le PDG du groupe annonce une immense restructuration qui sera synonyme de la perte de plus d’un millier d’emplois au travers des différents studios possédés par l’entreprise, et qui a pour but de combler une dette nette à hauteur de plus de 711 millions d’euros. La période des acquisitions est terminée pour Embracer Group, qui décide de changer de stratégie :
« Cela nous permettra de faire face à la détérioration de l’économie et la réalité du marché en tant qu’entreprise forte et cela changera fondamentalement notre priorité de croissance […] Le programme réduira considérablement notre dette nette. Après l’application de ce programme, nous générerons une croissance de la rentabilité avec moins de risques commerciaux et avec des marges plus élevées dans le segment PC/Console au cours des prochaines années. Cela nous donnera la liberté de continuer à nous développer et à offrir les expériences de haute qualité que nos joueurs apprécient vraiment. »
Beaucoup de mots qui veulent se montrer optimistes mais qui cachent des vagues successives de licenciements, réparties tout au long de l’année fiscale :
« Les actions comprendront, sans toutefois s’y limiter, la fermeture ou la cession de certains studios et l’arrêt ou la suspension de certains projets de développement de jeux en cours. Cela comprendra également une diminution des dépenses liées aux coûts non liés au développement, tels que les frais généraux et autres dépenses de fonctionnement. Nous réduirons la publication par des tiers, mettrons davantage l’accent sur la propriété intellectuelle interne et augmenterons le financement externe des jeux à gros budget. »
Une stratégie annoncée très tôt durant cette année fiscale et qui place donc une épée de Damoclès au-dessus de chacun des plus de 17 000 employés de l’époque. Personne ne sait encore qui sera concerné par les renvois, les rumeurs de fermetures de studios se multiplient pendant qu’Embracer Group garde le silence, ce qui en vient à créer un climat relativement toxique pour les personnes potentiellement concernées. Les licenciements s’effectuent au compte-goutte, tandis que le leadership effectue quelques micro-changements (Phil Rogers, PDG de Crystal Dynamics, devient par exemple directeur de la stratégie) tout en conservant Lars Wingefors à sa tête. Car oui, ce ne sont jamais les exécutifs à l’origine de cette situation qui trinquent.
Au sein des studios, c’est l’hécatombe. Tout le monde y passe, même les entités les plus connues comme Crystal Dynamics, pourtant fraichement racheté. Embracer ne se préoccupe pas vraiment de savoir la date à laquelle les équipes visées ont rejoint son groupe, et coupe net à travers tout ce qu’il est possible de mettre de côté. 3D Realms (Duke Nukem), New World Interactive (Insurgency), Lost Boys Interactive (Tiny Tina’s Wonderlands), Free Radical Design (TimeSplitters), Eidos Montréal (Deus Ex) ou encore Volition (Saints Row) ne sont que des exemples parmi d’autres des victimes de ce plan de restructuration. Un bouleversement qui va poursuivre sa route jusqu’à la fin de cette année fiscale fin mars.
Derrière ces fermetures et ces renvois se cachent aussi la volonté « d’alléger » le poids de certains studios afin de les rendre plus attractifs pour une potentielle vente. C’est par exemple le cas pour Gearbox, dont le destin est actuellement en balance au sein d’Embracer.
De l’été à l’hiver 2023, pas une semaine ne passe sans que l’on ait l’impression que le groupe taille petit à petit dans ses effectifs. Il est en quelque sorte devenu le visage des problèmes rencontrés par l’industrie durant cette même période, qui ne cesse de mettre des artistes à la porte durant une année où le médium du jeu vidéo semble être plus puissant que jamais, avec des succès notoires, aussi bien chez les indépendants que chez les éditeurs les plus puissants du marché. Une situation en grande partie provoquée par la consolidation de notre industrie, dont Embracer est l’un des coupables les plus évidents, notamment à cause de ses objectifs bien particuliers.
Le portfolio avant les gens
Comme précisé en tête de cet article, il faut bien comprendre qu’Embracer n’est pas un éditeur. Au mieux, il est un collectionneur. Au pire, un grossiste. Durant trois ans, Embracer s’est empiffré en effectuant des vagues de rachats annoncées d’un seul bloc, non pas pour les talents que vous retrouvez dans chaque studio, mais pour les droits sur des licences que possèdent ces derniers. Sous couvert d’un besoin d’économies, il ne lui reste ensuite qu’à les déposséder de ces marques pour se débarrasser du superflu qui, ici, représente les personnes travaillant au sein de ces studios.
D’accord, dire tout ceci ne revient qu’à enfoncer une porte ouverte. La consolidation dans le milieu du divertissement n’a souvent qu’un seul but, celui d’agrandir son portfolio. Microsoft n’a pas racheté Activision-Blizzard-King pour les talents possédés par l’éditeur, mais pour les droits sur Call of Duty, Diablo et World of Warcraft. Disney n’a pas racheté la FOX pour y trouver des bons techniciens, les licences comme Avatar et X-Men étaient les principales cibles. Embracer n’est en rien différent même s’il se montre un peu plus prudent que les exemples cités, en grignotant par petites bouchées le marché histoire de passer sous le radar des organismes de régulation. De quoi lui permettre, rachat après rachat, d’afficher une bibliothèque impressionnante.
L’entreprise affiche même fièrement le nombre de licences qu’elle possède sur son site officiel. Un nombre ahurissant s’élevant à 921 marques, qui sont soit possédées par le groupe, soit contrôlées par ce dernier grâce à divers accords. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, dans sa propre hiérarchisation, Embracer se considère d’abord comme un puits à licences, avant d’être un distributeur. La priorité est bien là :
« Chez Embracer Group, la valeur créée grâce à nos licences est centrale. Le groupe s’efforce de tirer parti de son portefeuille de propriété intellectuelle unique, de sa structure et de sa capacité de développement comme base pour établir une présence dans les principaux formats de médias de divertissement. Au cours des dernières années, le groupe a investi de manière significative dans la création de l’un des plus grands fournisseurs de contenu PC/Console du secteur. »
En se voyant de la sorte, Embracer pense en dehors des simples frontières du jeu vidéo. Lorsqu’il rachète la licence Le Seigneur des Anneaux pour la somme ridicule de 396 millions de dollars (et ce quelques jours après le lancement de sa restructuration), l’idée n’est pas de s’atteler à développer un AAA ambitieux derrière cette franchise. Embracer pense au cinéma, à la télévision et à toute une partie transmédia qu’il peut créer avec ses licences :
« Nous sommes désormais dans cet espace que nous appelons le transmédia : des jeux pertinents pour Hollywood, des films qui peuvent devenir des jeux. C’est là que nous voulons être. »
Le jeu vidéo sur PC et sur consoles n’est qu’un secteur d’activité parmi d’autres. Il reste, selon Wingefors, le meilleur moyen de monétiser une licence, mais il n’est qu’un rouage dans l’écosystème que l’entreprise souhaite mettre en place. Le PDG du groupe l’a rappelé chez GamesIndustry.biz suite au rachat de Crystal Dynamics :
« Pour moi, il ne s’agit pas d’atteindre un certain niveau de revenus ou de bénéfices, mais de construire un écosystème qui ait du sens pour nos entreprises […] C’est pourquoi nous sommes sortis du secteur du jeu et du développement sur PC/console et avons créé un écosystème dont les personnes et les entrepreneurs trouvent très intéressant de faire partie »
C’est aussi pour cette raison que durant cette grande campagne de rachats, Embracer s’est offert l’éditeur de comics Dark Horses (Umbrella Academy) ainsi qu’Asmodee, ce dernier lui permettant d’avoir une grande place dans le secteur du jeu de plateau (et encore plus de licences à adapter). Chaque secteur aide à en marketer un autre, pour créer une grande synergie transmédia qui maximise les profits d’une licence.
Plus de jeux, moins de risques
Quant à sa vision de l’industrie du jeu vidéo, Embracer n’a tout simplement pas de ligne conductrice et l’assume pleinement. Tous les styles de jeux et toutes les approches peuvent coexister au sein de son portfolio, tant que tout cela se vend. Un pluralisme évidemment opportuniste – comme toute bonne entreprise capitaliste du milieu – qui montre aussi et surtout qu’il n’a que faire d’une vision créative. L’entreprise n’en a tout simplement pas. Ce qui a ses « bons » côtés, dans la mesure où Embracer laisse les commandes aux dirigeants déjà en place, sans contrôle créatif. Une stratégie dite « décentralisée », dans laquelle chaque unité est vue comme indépendante. Embracer apporte le capital, les studios apportent la vision. Simon Rojder, fondateur du studio Mirage racheté par le groupe, le voit d’un bon oeil :
« Cette société est appelée le grand monstre dragon du jeu vidéo car elle absorbe de tout. Mais elle vous donne de l’espace pour faire votre travail. On se sent assez indépendant, même si sur le papier nous ne le sommes pas. »
Même son de cloche chez Randy Pitchford, PDG de Gearbox, qui voyait en 2021 (à l’occasion d’une interview avec GamesBeat) le modèle d’Embracer comme une solution providentielle, presque inespérée :
« Lars est arrivé et a dit : « Hé, je ne sais pas si vous nous connaissez, mais nous sommes exactement ce dont vous avez besoin. Nous existons pour donner aux gens comme vous les ressources dont ils ont besoin pour aller aussi vite que possible. Notre modèle économique ne fonctionne que si vous disposez de l’autonomie et de l’indépendance que vous recherchez. C’est le fondement de notre modèle. » Cela m’a choqué. Je n’aurais jamais imaginé qu’une telle chose puisse exister. »
Curieux de savoir ce que pense Pitchord de ce modèle aujourd’hui, à l’heure où sa boîte est en sursis. Cette indépendance vantée, elle n’existe que jusqu’au moment de faire les comptes. Valider des projets sans avoir un minimum de regard dessus n’est pas une stratégie qui marche dans cette industrie, et il y a des exemples récents pour prouver cela (comme chez Xbox et Bethesda avec le cas Redfall). Embracer en fait aujourd’hui les frais. Le deal manqué avec l’organisme saoudien n’est pas le seul coupable dans la chute qui est en train de se dérouler sous nos yeux.
Voilà quelques mois que le groupe enchaine les déconvenues avec un reboot de Saints Row qui a été très moyennement reçu et qui a entraîné la fermeture de Volition, un destin qui pourrait sans doute être celui de Starbreeze, pour qui l’échec de Payday 3 est retentissant et où seul Payday 2 semble tenir en vie le studio. Mais qu’importe pour Wingefors et ses équipes. Avec cette décentralisation, Embracer peut sans aucun mal déshumaniser le rapport qu’il a avec ses équipes et s’en débarrasser sans avoir à se poser de questions. Après tout, si ça ne marche pas, il suffira de revendre ou de licencier pour limiter la casse. D’autres réussiront.
Et ces autres, ce sont toujours les mêmes. Embracer a beau posséder des centaines d’équipes, ce sont Saber Interactive et Aspyr qui sont envoyés en première ligne dans la plupart des cas. Wingefors dit ne pas vouloir concentrer toutes ses licences chez un seul et même éditeur, et pourtant. Saber a un historique plutôt solide qui dispose d’un savoir-faire suffisant pour s’atteler à des projets AA complexes, et Aspyr est passé « maître » (c’est ironique) dans l’art du recyclage de licences avec des remasters à tout va. Tout cela réussissait bien au groupe jusqu’à ce qu’un projet trop ambitieux pour n’importe quelle équipe de chez Embracer entre dans la danse, à savoir le remake de Star Wars: Knights of the Old Republic. Un projet AAA titanesque qui va au-delà des moyens attribués à la plupart des studios, et notamment chez Aspyr, première équipe qui s’est vu confié le (gros) bébé. Balancé chez Saber Interactive qui n’avait visiblement pas assez de projets sur les bras, le remake a désormais peu de chances de survie et son annulation semble être la suite logique, toujours sous couvert d’économies. Il y a aussi de fortes chances pour qu’Embracer ait complètement sous-estimé le temps de développement nécessaire à un tel projet, à cause de son manque d’expérience dans le financement de vrais jeux AAA.
MAJ 29/02 : Hasard du calendrier, Embracer serait sur le point de revendre Saber Interactive (et tous ses studios, Aspyr compris), comme on l’a appris quelques heures après la publication de ce dossier. Preuve supplémentaire que le groupe ne veut pas se lancer dans des projets trop complexes et a donc moins besoin d’un Saber durant cette période. Ce qui nous fait aussi nous demander si Embracer ne chercherait pas maintenant à se tourner vers la sous-traitance de ses licences, moins à risque car moins de charges à payer. On vous laisse avec la suite de l’article original, dont l’argumentaire va, après tout, dans le sens de ce qui est en train de se passer.
Pourquoi Embracer irait-il prendre de tels risques avec un projet aussi énorme ? On le répète, le jeu vidéo ne représente qu’un seul axe du groupe et Lars Wingefors n’a pas peur de le rappeler. Son approche se base sur l’idée que ce marché est trop volatile pour se concentrer uniquement sur une seule sortie, c’est pourquoi il préfère miser sur le nombre (via une interview chez 80.lv) :
« Si vous pouvez créer un jeu, vous courez un risque commercial important, mais si vous créez 200 jeux, comme nous le faisons, le risque commercial est moindre. »
Ne vous demandez pas pourquoi vous ne verrez pas un Darksiders 4 de sitôt, plutôt que des remasters de Risen, des jeux Bob l’Eponge ou des ré-imaginations de Destroy All Humans!. Ces suites de grandes licences sont trop couteuses à produire, et surtout trop risquées pour Embracer, d’où la surabondance de remasters et de remakes liés à ces licences :
« Le problème avec ces quelques licences, c’est que le monde a évolué. Les attentes en matière de suites sont assez énormes, et il pourrait s’agir de styles de jeu qui sont très coûteux à créer de nos jours dans le monde moderne. Je ne veux pas mettre en avant une licence en particulier, mais nous en avons certaines qui sont emblématiques sur lesquelles il est difficile de trouver de la rentabilité, car si vous le faites correctement, leur réalisation coûte au moins 30 à 50 millions de dollars. Et il faut y mettre une très bonne équipe. »
Difficile de ne pas imaginer que les suites peu fructueuses comme Payday 3 et Saints Row ont rendu Embracer encore plus frileux à l’idée de financer des cycles de développement toujours plus longs pour des licences comme Deus Ex ou TimeSplitters, pour qui le public ne sera sans doute pas au rendez-vous. Le seul risque que semble prendre le groupe est d’aller chercher du côté de chez Crystal Dynamics avec la sortie d’un nouveau Tomb Raider. Risque diminué grâce à un accord avec Amazon qui s’occupera d’éditer le jeu, et sans doute d’en payer les pots cassés en cas d’échec.
Lars, nouvel ennemi public
Penser le jeu vidéo comme un produit n’est pas l’apanage de Wingefors, surtout au sein des PDG de grands groupes dans ce secteur. Mais le profil de l’intéressé est sans doute symptomatique de tous les problèmes chez Embracer. Dans une vidéo centrée sur sa carrière, on peut déceler la manie du bonhomme à collectionner de nombreuses choses. Ce qu’il continue de faire aujourd’hui, à une échelle démesurée, car il a compris que la nostalgie était un puissant vecteur de ventes.
Si Lars Wingefors s’est lancé dans ce business, ce n’est pas parce qu’il a grandi avec. Durant son adolescence, il a très vite développé un sens du commerce qui lui a permis de créer toute une entreprise autour de la revente de comics. S’il est aujourd’hui à la tête d’une multinationale qui n’a rien à voir avec cela et qui est plutôt tournée vers le jeu vidéo, c’est simplement parce que ce marché est plus porteur qu’un autre :
« J’ai senti qu’il y avait une vraie demande et une vraie industrie. Pourquoi s’embêter avec des comics ? Alors j’ai vendu tous mes comics à un autre gars en Suède, et j’ai tout centré sur les jeux vidéo. »
Sans doute qu’il serait possible de dire la même chose d’un Andrew Wilson ou d’un Strauss Zelnick. Mais chez Wingefors, cette position de businessman plutôt que de passionné est complètement assumée publiquement :
« J’aimais les jeux comme n’importe quel autre jeune qui a grandi en Suède. Mais pour moi, c’est davantage les gens, l’industrie, le business qui m’enthousiasment. »
Les gens, vraiment ? C’est en tout cas la position qu’il a essayé de tenir durant toute la période de rachats agressifs du groupe. Il suffit de jeter un œil au bilan de l’année fiscale 2022/2023 pour voir qu’Embracer fait un vrai effort pour mettre en avant le bien-être de ses équipes, l’inclusion dont l’entreprise fait preuve et même son respect pour l’écologie. A une époque où l’ennemi numéro un de l’industrie était représenté par Bobby Kotick, le discours avait de quoi séduire. Personne n’avait vraiment les yeux rivés sur Wingefors, qui se représentait volontairement comme un underdog, un challenger, pour ne pas dire un self-made man, qui ne voulait pas de l’étiquette du patron cupide. Suite au rachat de Crystal Dynamics, l’image qu’il veut renvoyer est celle d’un businessman intelligent mais raisonnable :
« Nous prendrons bien soin des gens, des licences, et si nous fixons des attentes raisonnables, je pense que nous serons également satisfaits des performances financières dans ce domaine. Pourriez-vous faire des choses plus lucratives dans cette industrie ? Certainement. Mais cela ne signifie pas pour moi qu’il faut toujours maximiser les profits et ne faire que les choses qui ont le plus grand potentiel pour les marges les plus élevées. Si vous faites cela, votre entreprise deviendra assez ennuyeuse après un certain temps. »
Un masque qui n’a pas mis très longtemps avant de s’effriter. Lorsque Savvy Group est entré au capital d’Embracer en devenant le deuxième actionnaire derrière Wingefors, ce dernier s’est fendu d’un communiqué pour défendre ce partenariat face à l’inquiétude de voir un pays non-démocratique financer l’une des plus grandes entreprises européennes du secteur. Un communiqué dans lequel Wingefors se posait là encore en tant que grand défenseur de l’inclusivité et de la diversité au sein de son groupe, mais aussi en tant que protecteur de ses employés. Discours difficile à croire lorsqu’en coulisses, un investissement de 2 milliards de dollars se tramait pour que Savyy Group possède bien plus de parts du capital, avant que tout ne tombe à l’eau.
L’argent reste malgré tout plus fort que les valeurs et le PDG a du mal à nous convaincre du contraire, surtout quand le poids financier du bonhomme est estimé à 1,1 milliards de dollars par Forbes l’année dernière. Une valeur qui a bien baissé depuis 2021 au fur et à mesure qu’Embracer s’est ouvert à d’autres actionnaires.
Et justement, peu de temps après l’invitation de plus de monde au capital, la grande restructuration d’Embracer commence et le discours devient plus clair : l’important, ce sont ces actionnaires, dont Savvy Group qui reste important malgré la mésentente de l’année dernière. Là encore, c’est l’apanage de la plupart des entreprises cotées en bourse, mais le cynisme affiché d’Embracer en la matière est pour le moins remarquable. Dans son dernier bilan en date qui révèle que 1387 personnes ont été mises à la porte depuis le début de cette vague de licenciements, et avant même d’adresser un mot au sujet de ces derniers, Wingefors rappelle ce qui est essentiel aux yeux de l’entreprise :
« Notre principe primordial est de toujours maximiser la valeur actionnariale dans n’importe quelle situation. »
Un discours bien loin de celui du Wingefors de 2022, qui révèle davantage la vraie nature du PDG. Après tout, la valeur de l’action au sein d’Embracer est en nette chute depuis mai 2023, et si l’on note quelques soubresauts au fil de l’année grâce à des résultats en hausse favorisés par une charge salariale moins grande, on reste loin des résultats effectués en 2021, époque où l’entreprise investissait massivement dans des rachats. Ce n’est plus de la croissance que cherche Embracer, c’est la protection des dividendes et de la marge de ceux qui le finance.
Puisqu’il faut désormais rassurer l’actionnariat, et pas vraiment le public, Wingefors ne semble plus prendre de gants dans sa communication, jusqu’à justifier les licenciements comme une étape presque obligatoire au sein de l’industrie d’aujourd’hui (propos relayés par Seeker Alpha) :
« Presque toutes les entreprises sont soumises à un programme de restructuration. L’industrie investit moins dans le contenu. Je pense que le marché de consommation est solide et continue de croître, mais de nombreux changements sous-jacents ont été apportés au secteur. Cela nous concerne évidemment tous dans l’industrie […] Je pense que c’est quelque chose que tout le monde doit traverser. »
Wingefors justifie les renvois comme s’ils faisaient partie d’une « tendance au sein de l’industrie », en faisant en sorte de bien rappeler à ses actionnaires que le groupe n’est pas le seul à lancer un tel programme de restructuration.
« Je pense que l’ensemble de l’industrie ressent un changement important depuis l’été dernier. Presque toutes les entreprises sont soumises à un programme de restructuration. L’industrie investit moins dans le contenu. »
Et oui, on ne peut le nier, une partie de l’industrie change. Le coût des projets de AAA augmente de manière exponentielle, le marché des jeux-service s’effondre en ne laissant que de rares élus, les services d’abonnements semblent atteindre un plafond de verre… mais est-ce que tout cela affecte réellement Embracer ? Étant davantage spécialisé dans le AA ou le recyclage de licences à des budgets plus resserrés, le groupe n’est pas dans la même situation qu’un Ubisoft ou qu’un Sony. Il n’a pas non plus fait l’erreur de s’engouffrer trop profondément sur le marché branlant des jeux-service.
Les fameux changements qu’évoque Wingefors justifient bien mal la situation dans laquelle se trouve Embracer, mais tout cela est bien pratique pour se dédouaner. A l’heure où l’on ne parle pas d’échecs mais de choses qui n’ont pas marché, on constate une réticence totale à assumer ses erreurs. Ces derniers temps dans le jeu vidéo, les patrons ont donc tendance à tout mettre sur le dos de l’industrie, des envies des joueurs, du chien qui a mangé la croissance en 2023, plutôt qu’à reconnaître le bide de leurs projets et de leur stratégie passée durant le Covid.
Dans le cas de Wingefors, il parle bien de surinvestissement comme l’une des causes ayant mené l’industrie là où elle est (et l’industrie en général avant de parler de son entreprise), mais tempère immédiatement en disant que c’est à débattre. Que l’on peut débattre de la vitesse à laquelle il a voulu « agressivement développer la croissance organique de l’entreprise ». Une formule qui a d’autant moins de sens quand on sait que la croissance organique est l’opposée de la croissance par fusion-acquisition qui était pourtant clairement la stratégie employée. Il banalise la chose pour montrer qu’Embracer n’est pas le seul à avoir commis cette erreur. Et c’est tristement vrai, même si ce ne devrait pas être une excuse.
Le groupe affiche une triste mine aujourd’hui non pas parce que le business change, mais parce que son PDG a choisi de se reposer sur une stratégie visiblement assez fragile pour qu’elle éclate en mille morceaux à la moindre erreur, celle du partenariat manqué avec Savvy. Un colosse qui cachait des pieds d’argile.
Plein de contre-exemples vous viennent certainement en tête, avec en premier lieu les entreprises qui n’ont pas surinvestis au-delà de leurs capacités durant la pandémie. Comme Larian Studios, derrière l’acclamé Baldur’s Gate 3, dont le directeur de publication Michael Douse n’a pas manqué de souligner le cynisme dont fait preuve Wingefors à l’occasion de la dernière cérémonie des DICE Awards (retranscrite par PC Gamer) :
« Nous n’avons pas d’actionnaires, et nous ne pensons donc pas non plus à eux. Il y a une expression en néerlandais qui dit : « l’honnêteté dure le plus longtemps », ou quelque chose comme ça. »
Il est assez stupéfiant de voir à quelle rapidité Lars Wingefors (et par extension Embracer), relativement inconnu il y a quelques années voire quelques mois, est devenu le visage de tout ce qui ne tourne pas rond dans cette industrie. Puisqu’il reste l’actionnaire majoritaire, sa position ne semble pas être remise en cause bien qu’il incarne aujourd’hui toute la méfiance qu’il peut y avoir envers Embracer Group et sa stratégie. Reste à savoir s’il ne s’agit pas là de son chant du cygne et si le fameux deal de 2 milliards n’était pas une porte de sortie manquée pour cet homme d’affaires, dont les tractations boursières semblent être ce qui l’enthousiasme le plus.
Après cette année fiscale 2023/2024 historiquement complexe pour l’entreprise, il est impossible de prévoir vers quoi elle se dirige. Son PDG assure dans le dernier bilan que la restructuration touche à sa fin mais que cela ne veut pas nécessairement dire que d’autres ajustements n’arriveront pas dans les prochains mois. Seule l’absence de risques est à prévoir, surtout après cette période de turbulences, au sein d’une société qui ne tournait déjà qu’à la resucée de vieilles licences pour venir flatter la nostalgie des clients. Embracer a eu la bêtise de penser que l’état dans lequel se trouvait l’industrie durant le Covid serait le nouveau statut quo du marché du jeu vidéo, avec une croissance exponentielle. Une erreur de jugement, signe d’une profonde méconnaissance du milieu qui pose tout sauf des fondations solides pour l’avenir du groupe.
Si vous souhaitez en savoir plus sur Embracer Group et approfondir le sujet avec quelques lectures, vous trouverez ci-dessous nos sources pour l’élaboration de cet article (en plus de celles déjà citées) :
- Embracer : petit géant du jeu vidéo, symbole d’une industrie engagée dans une course au contenu – Siècle Digital (21/09/22)
- Europe’s biggest dealmaker is a Swedish gaming company you’ve never heard of – Fortune (06/07/21)
- Executives Should Be Facing The Music, Not Laying Off Workers – Aftermath (18/12/23)
- Qui est Embracer Group, l’éditeur glouton venu du Nord de l’Europe ? – Gaming Campus (31/07/23)
- Randy Pitchford: The magic behind Gearbox’s merger with Embracer Group – Gamesbeat (03/02/21)
- The future of Darksiders, Red Faction and THQ’s other IP at Nordic Games – Polygon (23/04/23)
- The Impact of the Covid-19 on the Video Game – Harry Chen (2022)
- What the hell is going on with video games ? – GamesIndustry.biz (31/10/23)
- Why is a Swedish billionaire buying up California’s video gaming empire? – Los Angeles Times (27/12/2022)
Crédits photo Lars Wingefors : Claes Thirmar.
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