Rogue Lords : Notre interview avec Camille Lisoir et Jérémie Monedero (Inspirations, personnages, difficulté…)
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Rédigé par Julien Blary
Parmi les nombreux rogue-like qui envahissent le marché, Rogue Lords a de quoi attirer l’oeil grâce à ses mécaniques reposant sur des affrontements au tour par tour et son univers diabolique où l’on incarne cette fois-ci le Diable, capable de tricher, et qui envoie ses plus fidèles serviteurs se venger des humains. Juste avant la sortie du titre sur PC, nous avons pu nous entretenir avec Camille Lisoir et Jérémie Monedero pour en apprendre plus sur le jeu.
Un univers visuel fort
- Bonjour et merci d’avoir accepté cette interview ! Pouvez-vous vous présenter pour nos lectrices et lecteurs et préciser votre rôle sur le jeu ?
Jérémie : Bonjour et merci de nous consacrer un peu de temps ! Je suis Jérémie Monedero, j’ai imaginé le concept gameplay de Rogue Lords et je suis le Game Director du projet. Cela veut dire que je suis le garant de la vision globale du jeu et que je veille à conserver une cohérence entre chaque partie qui le compose (gameplay, univers, ambiance, etc…). Mon corps de métier est le gameplay et donc, sur l’univers et la direction artistique, c’est surtout Camille qui a dirigé.
Camille : Alors moi je suis Camille Lisoir, et je me suis occupée de la direction artistique du jeu. Mon rôle a été de créer les bases de l’univers de Rogue Lords, et de définir le style visuel du jeu. J’ai ensuite coaché l’équipe artistique pour qu’on aille tous dans la même direction et que l’on soit cohérent. Et ceci concerne la 2D, la 3D mais aussi les animations, les FX, les textes et la musique
- L’univers du jeu évoque évidemment Burton (que ce soit dans la patte artistique ou dans les dialogues, avec cette touche d’humour « morbide »), mais quelles ont été les autres inspirations derrière tout cela ?
Camille : Nous cherchions à créer une ambiance de conte maléfique et Tim Burton s’est forcément rapidement imposé comme étant la grande source d’inspiration. Non seulement ses œuvres ont une ambiance unique proche de celle que nous cherchions, mais en plus il a lui-même déjà abordé des légendes maléfiques dont celle du Cavalier sans tête.
Mais notre première source d’inspiration a d’abord été les légendes originelles, celles derrière notre univers et nos personnages. Nous avons épluché les ressources littéraires et les traditions orales liées aux différents disciples du Mal et à la Nouvelle-Angleterre du 17e siècle, le lieu qui a servi de base à notre dystopie.
On peut également citer la série Penny Dreadful dans nos inspirations. Les personnages principaux de cette série sont également des disciples du mal connus (Dracula, Frankenstein…). L’ambiance victorienne et gothique de ce show est particulièrement réussie !
- Pourquoi avoir choisi d’avoir une partie en 3D plutôt que d’opter pour un jeu entièrement 2D (surtout pour la partie « exploration » avec les maps du jeu, plus que les combats) ?
Camille : Nous nous sommes posé la question aussi, plus d’une fois ! Techniquement, le jeu aurait pu être entièrement en 2D. Étant donné le style graphique choisi, la 2D nous a paru évident. Mais après quelques essais en phase de pré-production, il s’est avéré qu’ajouter de la 3D donnait une patte toute particulière à notre jeu et à l’univers. Les lumières étaient plus réalistes, la 3D amenait de la vie, du dynamisme, de nouvelles possibilités techniques, et donnait une ambiance spéciale qui nous a beaucoup plu.
Les développeurs de Leikir ont fait un travail formidable sur l’éclairage, ce qui nous a donné encore plus envie de garder cette 3D. Du coup on est parti sur un jeu un peu hybride, en exploitant au maximum les talents 2D et 3D du studio, et en gardant l’idée que la 3D devait être le plus fidèle possible au rendu de la 2D pour créer un visuel uniforme.
- Pourquoi avoir choisi de rendre le Diable invisible ?
Camille : Nous avons choisi de ne représenter visuellement le Diable à aucun moment du jeu, mais plutôt de le suggérer. Ainsi on entend sa voix qui commente toute notre aventure et s’adresse à ses Disciples. A travers son ton et ses paroles, on peut se faire une idée de son caractère. On aperçoit parfois aussi son ombre mais elle reste très vague.
Nous avons fait ce choix car c’est le joueur qui incarne le Diable dans Rogue Lords. Nous avons donc pensé qu’il serait plus facile pour lui de se projeter dans ce rôle si on ne lui fournissait pas une image déjà toute faite. Représenter le Diable sans tomber dans la caricature peut être compliqué. Finalement l’image la plus terrifiante du Diable est sûrement celle que chacun s’imagine. Ainsi le joueur a des pistes mais il peut s’imaginer lui-même comment est le Diable, et mieux, il peut s’imaginer être le Diable lui-même !
- Pouvez-vous nous en dire plus sur l’approche que vous avez eue sur la musique avec Laurent Courbier ?
Jérémie : Vous avez parlé de Burton un peu plus haut, mais nous ne nous sommes pas arrêtés à lui pour les références visuelles ! Les premiers échanges avec Laurent ont d’ailleurs rapidement conduit à Danny Elfman 🙂
Ensuite, ça a été incroyablement facile de travailler avec Laurent : « Un peu Elfman, un peu spooky mais un peu épique aussi. La musique doit motiver et donner envie d’aller de l’avant…», et puis il a fait sa magie. Nous voulions une musique qui change un peu des poncifs et il a réussi à trouver ces notes de romantisme et d’ambiance un peu sombre.
Étonnamment, on nous a souvent demandé si on était sûrs de ce qu’on faisait au début ! Mais entre Laurent, Camille et moi, nous étions sur la même longueur d’onde, et il faut rendre à César ce qui est à César : Laurent est incroyablement doué. Nous sommes réellement impressionnés par cette bande originale.
- Quel a été votre grand challenge durant le développement de Rogue Lords ?
Jérémie : Le point de départ du concept était de mélanger : la progression efficace d’un Slay the Spire (choix → rencontre et résolution → récompenses, et on recommence !) avec les combats d’un RPG. Mais « combat de RPG », ça veut tout et rien dire, et nous avons cherché différentes formules.
Cultiver des influences de J-RPG avec de la gestion de groupe et un aspect tactique important nous plaisait : ceci combiné à la manière de progresser fonctionnait. Le challenge là-dedans, ça a été de trouver un système de combat qui permettait d’engager le joueur ou la joueuse dans des choix de récompense tactique (parce qu’au final, le choix des récompenses est la pierre fondamentale de la stratégie) sans être un jeu de cartes (parce qu’il avait été défini dès le game concept que nous n’en serions pas un et que nous tenions à créer « notre jeu à nous »).
À ce sujet, les Game Designers de Leikir, en particulier Sebastien Perouffe, ont effectué un travail fantastique : ils ont supprimé ce qui n’était pas bon dans mon concept et ont sublimé ce qui l’était.
Camille : Pour ma part le challenge a été de garder une direction artistique forte tout en laissant la créativité des artistes de l’équipe s’exprimer. Rogue Lords a un parti pris visuel très spécifique, avec de nombreuses « règles », et j’ai rapidement compris que cela pouvait être frustrant pour un artiste de ne pas pouvoir exprimer pleinement son propre style. Et comme en plus, c’était un univers très spécifique et imprégné d’une culture gothique qui ne parle pas forcément à tout le monde, il m’a fallu aussi apprendre à formuler de la façon la plus claire possible ce que j’avais en tête. Les références n’étaient pas toujours faciles à trouver.
Au final, les artistes de Leikir sont parvenus à faire un superbe travail très fidèle à ma vision, et même sans exprimer pleinement leur propre style, chacun d’entre eux a apporté de nombreuses idées sur les éléments de l’univers et la manière de développer les visuels proposés
- Y a-t-il un personnage que vous aviez envie d’inclure dans le jeu mais qui a été écarté par la suite ?
Jérémie : Il y en a eu 2 même ! Non pas par manque d’intérêt mais simplement par réalité de production. Il n’était pas possible de produire plus que ce qui a été fait (nous avons en réalité déjà beaucoup de personnages jouables).
L’un des deux apparaît dans un des arcs narratifs du jeu et nous « aide ». Nous avions un design graphique et des artworks pour lui, c’était donc facile de l’utiliser pour nos évènements narratifs. Je vous laisse deviner de qui je parle… j’en ai déjà trop dit !
L’importance de l’équilibrage et la question de la difficulté
- Comment est venue l’idée de pouvoir « tricher » dans le jeu ? J’imagine que cette mécanique a aussi posé beaucoup de défis concernant l’équilibrage du jeu ?
Jérémie : Le personnage du Diable était présent dès les origines du concept et il nous semblait naturel avec Camille que le Diable puisse tricher d’une manière ou d’une autre. Après tout, c’est le Diable !
Seulement, dans le game concept, il n’avait pas encore été imaginé qu’il allait tricher avec l’interface. Ce qui avait été imaginé pour lui tout au début, c’était une capacité à « briser l’esprit » de ses ennemis afin de pouvoir en prendre complètement le contrôle dans les combats. Nous avions un prototype de cette mécanique et on adorait ça ! Néanmoins, le système de combat envisagé à l’époque était plus proche d’un tactical d’escouade, et quand nous avons trouvé et développé notre système actuel (qui fonctionnait bien mieux en termes de rythme de jeu), il ne restait finalement plus grand monde à contrôler pendant le combat.
Il fallait alors lui trouver une nouvelle manière de tricher. C’était fondamental dans ma vision que le Diable soit un « personnage jouable », mais unique, avec son propre gameplay.
C’est Aurélien Loos, le CEO de Leikir qui un jour, après plusieurs sessions de réunions intenses, a évoqué l’idée de lui permettre de toucher à l’interface. C’était vraiment une idée au top ! Non seulement ça le démarquait totalement en gameplay des autres personnages (il avait réellement un rôle spécifique) mais en plus ça collait à fond avec l’idée que le Diable, c’est la personne derrière son écran. L’idée a convaincu tout le monde en un temps record.
Evidemment, pour les Game Designers, ça voulait dire que le joueur ou la joueuse allait avoir de quoi « changer l’équilibrage quand bon lui semble », mais cela reste finalement une mécanique contrôlée par une ressource et ses actions sont comme des pouvoirs magiques. Je ne vais pas dire que c’est facile à équilibrer mais c’est la combinaison de chaque mécanique qui est à équilibrer, pas juste la triche. Mais clairement, c’est un système qui nécessite un peu de limite pour pouvoir le garder sous contrôle.
- Rogue Lords est un jeu assez difficile, et les débats autour de la difficulté et l’accessibilité dans le jeu vidéo font de plus en plus de bruit. Avez-vous pensé à un moment ou un autre de baisser cette difficulté, ou offrir plus de choix au public ?
Jérémie : La réponse aussi est pleine de difficultés. Je pense d’ailleurs qu’il y a deux sujets tout à fait distincts. La difficulté est une chose, l’accessibilité en est une autre.
Coté difficulté, Rogue Lords est un jeu dense, mais c’est aussi son intérêt. Disons que l’intérêt du jeu réside beaucoup dans la découverte de ses mécaniques. Je crois que le plus fun dans ce genre de jeu est de découvrir comment les choses fonctionnent, comment les maîtriser pour finalement retourner tout ça contre les créateurs, battre (écraser) le jeu et pouvoir dire « Ce n’est vraiment pas si difficile, en fait ».
Et Rogue Lords n’est « pas si difficile en fait », mais ça peut prendre un peu de temps avant d’arriver à cette conclusion et c’est ce temps-là qui est gratifiant. C’est aussi ce temps-là qui est le temps de jeu qu’on propose à nos joueurs et joueuses. Bien sûr, l’idée n’est pas de rendre le jeu si difficile qu’il en devient frustrant, mais faire perdre quelqu’un quand il commet trop d’erreurs est un bon moyen de lui demander d’être plus stratégique. Je sais bien qu’aujourd’hui, on a de plus en plus de mal à faire perdre mais, je ne suis pas d’accord. Perdre quand on commet des erreurs, c’est cool.
Pour ce qui est de l’accessibilité, c’est radicalement autre chose. Tu peux avoir un jeu difficile (punitif ou exigeant) et être très accessible. Si tu perds parce que le jeu n’est pas pratique à utiliser ou qu’il ne t’aide pas à le comprendre, alors la frustration est négative. Si tu perds parce que tu as fait une erreur que tu comprends, alors la frustration est positive (ou peut le devenir en tout cas).
L’accessibilité c’est aussi la facilitation d’utilisation pour tous. Dans un monde idéal, aucun handicap ou backgound ne devrait t’empêcher de jouer à un jeu vidéo mais sur ce point, nous avons encore tous de gros progrès à faire. C’est un sujet qui commence à prendre de l’ampleur pour de bonnes raisons et les choses vont changer mais à Cyanide, nous avons encore une marge de progression. Nos jeunes recrues ont commencé à faire bouger les choses ! Rogue Lords aurait néanmoins pu avoir une attention plus grande sur ce point, je le reconnais volontiers.
- Par ailleurs, si vous pouviez donner quelques conseils aux futurs acquéreurs du jeu, quels personnages pensez-vous être les plus accessibles pour les débutants ?
Jérémie : Le personnage le plus « facile » à jouer est Bloody Mary, je pense. Elle possède une particularité (son miroir) qui est simple à utiliser et c’est un personnage assez direct. On lui choisit des compétences de dégâts et elle éclate tout !
Le Cavalier sans tête est aussi un très bon personnage à utiliser pour commencer. Il débute le jeu avec une compétence qui lui permet de rediriger les attaques contre lui tout en augmentant ses défenses. Combiné avec la capacité de Mary à réduire les dégâts infligés (qu’elle peut doubler avec son miroir), cela donne beaucoup de moyen pour limiter les dégâts.
Au passage, Mary et le Cavalier sont dans le roster de départ, ce qui n’est pas un hasard. Pour vos premières parties, essayez de vous focaliser sur Mary et le cavalier en support. Dracula, le 3ème Disciple de départ, peut (presque) n’être utilisé que pour recharger d’un coup tous les sorts de vos personnages.
D’ailleurs, si je devais donner un conseil général pour les combats, ce serait de penser à pouvoir contrôler les dégâts : c’est le nerf de la guerre ! Vos Disciples ont des barres de vie qui se régénèrent à 100 % à la fin de chaque combat. Aussi, voyez ça comme une marge de manœuvre utilisable pour prendre l’avantage lors d’un combat.
Enfin, n’oubliez pas que le Diable peut tricher. Consommer de son essence (sa vie) pour agir peut faire peur au début. Mais quand sacrifier 5 unités de votre essence vitale peut vous éviter d’en perdre 20, vous êtes gagnant. Je ne veux pas non plus trop en dire, l’intérêt du jeu est de comprendre soi-même comment on gagne ou on perd !
- Est-ce qu’il est possible de voir d’autres personnages jouables arriver après la sortie ?
Jérémie : Notre univers peut tirer parti d’un folklore si riche que ce ne seront pas les idées qui manqueraient. Néanmoins, commençons par sortir le jeu et le confronter aux joueurs et joueuses 🙂
- Comment avez-vous perçu les premiers retours des joueuses et des joueurs sur la bêta du jeu ?
Jérémie : Extrêmement encourageant ! Il a été surprenant de voir certains joueurs et joueuses aussi rapidement s’investir dans le jeu et prendre le temps de nous faire des retours constructifs.
Et puis il est toujours très rassurant d’avoir des discussions concernent l’équilibrage et la manière d’« écraser le jeu » plutôt que des critiques sur le manque de fun. Constater que nos testeurs et testeuses prennent du plaisir à jouer, c’est un luxe qu’on apprécie à sa juste valeur.
- Pour finir, est-ce que vous avez une anecdote ou une histoire de développement amusante au sujet de Rogue Lords à nous partager ?
Camille : Rogue Lords est probablement le game concept de Cyanide qui aura mis le plus de temps à se concrétiser. Il y a déjà plusieurs années, Jérôme avait initié un concept similaire : les mêmes composantes de gameplay que Rogue Lords mais dans un univers de science-fiction original. Après un prototype plutôt réussi, le concept a néanmoins été mis en pause car nous avions peur de ne pas réussir l’univers. C’est à ce moment-là que j’ai souhaité faire mes premiers pas en DA et Rogue Lords semblait être le projet parfait pour démarrer. J’ai alors contribué à relancer l’idée de faire le jeu en lui dotant d’un univers très « Tim Burton ».
Jérémie : C’est alors que le jeu a muté vers un tactical beaucoup plus hardcore et que vous avons commencé à travailler avec Leikir. Un prototype très « Xcom-like » a même été réalisé ! Plusieurs années après la naissance du concept original, le jeu est finalement retourné à ses origines : les influences J-RPG. Et nous avons intégré l’idée d’en faire un roguelike. C’est à partir de là que l’identité visuelle et le gameplay ont trouvé une formule cohérente et homogène. Le projet a pu réellement débuter.
Nous remercions Camille Lisoir et Jérémie Monedero pour leurs réponses et le temps qu’ils nous ont accordé. Rogue Lords sera disponible dès le 30 septembre sur PC et arrivera plus tard sur PS4, Xbox One et Nintendo Switch. En attendant, vous pouvez retrouver notre dernier aperçu exclusif sur le jeu.
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Date de sortie : 30/09/2021