Il ne vous échappera pas que la rentrée vidéoludique s’annonce chargée en grosses sorties. La version PS5 de Baldur’s Gate 3, Lies of P, l’extension de Cyberpunk 2077, ou encore l’inévitable Starfield, pour ne citer qu’eux, nous allons être copieusement servis. Mais ce serait oublier le catalogue indépendant qui, sous le poids écrasant de ces mastodontes, possède inlassablement des curiosités et des petites pépites qui ne demandent qu’à être découvertes.
Chants of Sennaar, développé par le studio toulousain Rundisc, face à la difficulté d’exister dans ce mois de septembre, semble justement avoir les arguments pour attirer l’attention des curieuses et curieux. Depuis son annonce et les premières images diffusées, le titre indépendant a rapidement intrigué autant visuellement que par sa proposition de gameplay. Un jeu non violent, basé sur un apprentissage linguistique, revisitant le mythe de la tour de Babel via un mélange d’infiltration, d’énigmes et d’exploration, le topo méritait clairement le coup d’œil. Et il faut bien avouer que les développeurs ont réussi leur pari.
Conditions de test : Nous avons joué sur PS5 à la version PS4 de Chants of Sennaar durant un peu plus de 10 heures de jeu, le temps de terminer le jeu et de visualiser la bonne et la mauvaise fin. Le test contient quelques spoilers sur des éléments de langage propres au jeu, afin d’illustrer son gameplay et son histoire.
Sommaire
ToggleLa curiosité d’un voyage linguistique
Sans davantage d’explication ni de contextualisation lors de l’introduction, l’histoire de Chants of Sennaar débute alors qu’un voyageur s’éveille près d’un autel, seul, au fond d’un souterrain de la Tour de Babel. Aux commandes de ce personnage, après quelques pas et une série d’escaliers, on se retrouve bloqué à cause d’une porte fermée. À notre droite se trouve un levier, dont les commandes sont expliquées via un dialecte inconnu composé de glyphes (ou symboles).
Du moins, au premier abord. Car en bougeant le levier, on se rend compte que la porte répond à notre action et finit donc par s’ouvrir. Equipé d’un précieux Journal, on tente donc de déchiffrer le panneau expliquant les commandes. Avec un peu de déduction, on imagine alors que les glyphes du panneau voulaient dire, grosso modo, « Ouvrir Porte » et « Fermer Porte ». C’est en complétant la deuxième énigme, située juste après, que l’on peut mettre en application cette hypothèse, via un autre système de leviers à lever ou baisser, afin de se dégager un passage.
Bienvenue alors dans Chants of Sennaar. Au cours de cette aventure, il va falloir comprendre le monde dans lequel on vit si l’on veut avancer, et notre Journal sera notre meilleur allié pour y parvenir. En écoutant les hommes et les femmes que nous croisons, et en examinant des fresques, des statues, des panneaux, des notes, bref, n’importe quelle trace de texte, notre dictionnaire de glyphes va s’enrichir. À chaque nouveau glyphe répertorié dans notre journal, on peut y attacher l’hypothèse d’une traduction, en se servant du clavier virtuel de la PlayStation 5. « Toi », « Moi », « Bonjour », « Ouvrir », « Fermer », le jeu commence par des définitions facilement identifiables, où les hypothèses coulent presque de source.
Après quelques hypothèses écrites, en examinant à nouveau des textes ou réécoutant des dialogues jusqu’ici incompréhensibles, les points de suspension correspondant à chaque glyphe sont donc remplacés par nos hypothèses. Et c’est ainsi que l’on parvient à cerner petit à petit le sens de ce qu’on lit à droite à gauche, tout du moins, dans le cas où les hypothèses sont justes. De ce procédé résulte clairement une réjouissante implication de notre part, où l’on apprécie avoir vu juste et où l’on se triture un peu les méninges lorsque l’on fait fausse route. Heureusement, il existe un moyen de traduire officiellement et définitivement les glyphes.
En effet, au fur et à mesure de notre exploration de la Tour de Babel, et d’un certain nombre de citoyens croisés et d’éléments examinés, notre voyageur va saisir son Journal et gribouiller des dessins à côté desquels figurent des cases vides. Dans ces cases réparties sur des doubles-pages, nous allons pouvoir y insérer les glyphes non traduits, correspondant aux personnages, aux lieux, aux actions, ou à toute autre idée dessinées par le voyageur. Mais pour que l’entièreté des symboles d’une double-page soient officiellement traduits, il faut que tous les dessins accueillent le bon symbole, ce qui correspond le plus souvent à devoir en valider trois ou quatre en même temps.
Un tel procédé de validation de la traduction est assez bien trouvé puisqu’il serait évidemment impossible de baser celle-ci sur les hypothèses rédigées. Et le fait de devoir valider plusieurs glyphes en même temps oblige à en avoir déduit soi-même au moins quelques uns, là où il serait bien trop fastidieux de miser entièrement sur le hasard. Toutefois, déduire ou procéder par élimination constitue bien entendu une technique tout à fait valable pour identifier un symbole dont la signification nous aurait échappé. Tous les moyens sont bons, car plus le jeu avance, plus on est confronté à de nouveaux dialectes, et moins les traductions nous sautent aux yeux.
Assembler pour mieux rassembler
Le mythe de Babel, en quelques mots et sans prendre en compte toutes les versions et interprétations possibles, raconte l’histoire des Hommes, qui, installés dans une plaine du pays de Sennaar, décidèrent de construire une ville ainsi qu’une tour. Cette dernière fut si haute que les dieux eux-mêmes le prirent comme un défi. Et pour calmer les ardeurs des mortels, communiquant jusqu’ici par l’intermédiaire d’un unique langage, ils firent en sorte de les éloigner les uns des autres en dispersant sur la Terre toute une multitude de dialectes différents.
Ce châtiment divin, si l’on peut le nommer ainsi, est repris au cœur de l’histoire de Chants of Sennar et de notre progression. Si l’on parvient alors à traduire entièrement la langue des Dévots, peuple du premier environnement du jeu, le chemin est loin d’être terminé puisque notre ascension de la Tour se couple avec la découverte d’autres peuples, et donc d’autres dialectes. Plus intéressant encore, ce sont les constructions des phrases ainsi que la grammaire elle-même qui évoluent selon le langage. Dans un dialecte, le pluriel prendra la forme d’une double occurrence d’un glyphe. « Moi » « Moi » est donc usité pour dire « Nous ».
Sauf que, dans d’autres langages, le pluriel devient carrément l’objet d’un glyphe dédié, idem concernant la négation. Placée avant ou après le verbe selon le dialecte il en existe même un où la négation englobe toute la phrase pour être appliquée. Il en va de même pour les termes en eux-mêmes, où « Dévot », dans une langue, veut dire « Impur » dans une autre. Une preuve que, comme dit plus tôt, plus on progresse à travers les cinq niveaux, moins la traduction nous est donnée sur un plateau.
Cela dit, nul besoin de paniquer. Même s’il aurait été intéressant de voir son concept poussé un peu plus loin, afin de bien faire chauffer les cellules grises, on ne parle pas ici d’un jeu d’aventure ultra complexe où l’on peut rester bloqué plusieurs heures face à des puzzles récalcitrants. Certes la difficulté est légèrement croissante, mais la progression n’est pas particulièrement freinée outre mesure. Le titre dispose aussi de quelques clés permettant de donner un coup de pouce à la compréhension des dialectes.
Déjà, il ne faut pas avoir peur d’élaborer des hypothèses sinon le risque est de crouler un peu trop rapidement sous les glyphes non traduits. En traversant de nouveaux niveaux, il arrive également de tomber sur des stèles ou des affiches où deux phrases de deux dialectes distincts sont écrites l’une sous l’autre. De cette manière, en comparant les deux lignes, on dispose sans effort de quelques traductions à écrire dans son carnet.
De plus, un détail intelligent réside dans le design des glyphes. En grattant un petit peu et en ayant découvert quelques glyphes d’un même dialecte, on peut arriver, par la forme, à deviner que telle manière de tracer tel symbole renvoie à un verbe, à une catégorie de personnes, à un lieu ou bien à un chiffre. L’équipe de Chants of Sennaar a donc veillé à ce que chaque peuple possède sa propre histoire, sa propre culture, et donc ses propres codes linguistiques, inspirés notamment de civilisations du Moyen-Orient ou encore de tribus nordiques.
Seulement voilà, accumuler tout ce savoir ne sert pas uniquement à son usage personnel et à perpétuer l’ascension vers le sommet de la Tour de Babel. Ces peuples, qui ne se parlent plus depuis des siècles, doivent se comprendre à nouveau et se réconcilier les uns les autres, pour le bien-être de la cité. Grâce à des mystérieux terminaux, dispersés un peu partout dans la tour et faisant office de points de téléportation, on peut tenter de renouer les liens entre les peuples. Chaque terminal met face-à-face deux représentants de deux peuples différents, et c’est à nous de les faire se comprendre en traduisant les propos de l’un afin que l’autre les comprennent, et inversement. Au bout de quelques phrases réussies, le lien est renoué.
C’est ce que nous retiendrons particulièrement de ce périple au sein de la Tour. Son message qui, certes parti d’un mythe remontant à plusieurs siècles avant J.-C., demeure, par cette réinterprétation vidéoludique, plus que jamais d’actualité. Difficile de ne pas ressortir de ces peuples retranchés dans leur coin une allégorie de notre réalité où l’on préfère parfois resté campé sur ses positions, bien sûr de ses opinions envers celles et ceux que l’on juge différents de soi. Alors que tendre la main, faire preuve de compassion, apprendre à connaître l’autre et chercher à communiquer efficacement éviteraient bien des conflits. Car après tout, dixit Julien Moya et Thomas Panuel, co-fondateurs de Rundisc, « la violence n’est pas forcément le moyen de tout résoudre ».
Babylon’s Rise ?
Outre cette symbolique, renouer ces liens via les terminaux représente un exercice engageant pour plusieurs raisons. D’abord, il nous oblige à jongler entre les différents codes des peuples, et donc de bien se rappeler comment chaque langue fonctionne. Ensuite, la pratique est vivement encouragée puisqu’elle nous oriente explicitement vers la meilleure fin du jeu. Enfin, deux peuples réconciliés s’inviteront par la suite les uns chez les autres. Retraverser certains niveaux donne alors lieu à des petites scènes sympathiques incarnant cette bonne entente retrouvée. Cela reste léger, mais la sensation que notre passage et notre « travail » a laissé des traces bénéfiques au sein de la Tour procure une certaine satisfaction.
Car Chants of Sennaar parvient très rapidement à nous immerger et nous faire accrocher à son univers. Malgré quelques allers-retours ennuyeux, et ce malgré la possibilité de se téléporter, explorer la Tour est un vrai plaisir, notamment grâce à une superbe musique composée par Thomas Brunet. L’usage des hautbois, flûtes, cors anglais, violoncelles et autres clarinettes nous transportent durant cette ascension de la Tour, et articulent avec brio les différentes ambiances que l’on traverse.
On peut en dire autant des graphismes du jeu, avec comme point de comparaison récent le très atypique Sable. Le style visuel du jeu en cel-shading, fondamentalement inspiré de la bande-dessinée des années 70 et 80, parvient, par exemple, à alterner judicieusement entre les couleurs chaudes réconfortantes de l’abbaye et ses alentours, et les teintes plus froides soulignant l’austérité de la forteresse des Gardiens. Cette sensation de voyage à travers cette intrigante mixité passe aussi par un éventail de structures au style brutaliste, mauresque, indien ou encore industriel, Vous l’aurez compris, les oreilles et la rétine passent de bons moments.
Et afin de densifier cette impression de cité vivante, on assiste à quelques scènes relevant d’us et coutumes adoptés par les peuples. Un Dévot qui nous tire les cartes, une représentation d’une pièce de théâtre, des musiciens qui jouent un air sur un banc, ou bien le petit clin d’œil du mini-jeu à la Flappy Bird, les peuples jouent et s’adonnent à des pratiques artistiques. Là où c’est d’autant plus louable, c’est que la plupart du temps, ces pratiques contribuent à la compréhension du langage et de la culture du peuple en question.
Il n’est donc pas osé de dire que le lore de Chants of Sennaar arrive amplement à nous concerner. D’accord, il n’existe pas des palanquées de texte ou de messages visant à expliquer pendant de longues minutes ce qui nous entoure, mais ce « lore suggéré » fonctionne très bien ainsi. On pourra tout de même reprocher des dialogues trop simplistes, ce qui constitue finalement une sorte de concession qu’a dû faire l’équipe de développement. Puisqu’il a été choisi de construire une intrigue et un gameplay autour de l’apprentissage de langues, il a fallu que ce soit suffisamment varié pour permettre l’expression de plusieurs idées, mais pas trop non plus pour ne pas noyer le joueur ni complexifier plus que nécessaire ses puzzles.
L’apprentissage se fait donc avec sa part de mystère et d’imprécisions, mais dès lors qu’une langue est maîtrisée, on se rend compte du contenu rudimentaire des échanges. Saluons tout de même la possibilité de rejouer des dialogues passés en touchant une sorte d’aura blanche à l’endroit dédié, permettant alors de voir ce qu’un personnage a voulu dire à un moment où l’on ne possédait pas forcément toutes les clés de compréhension.
Un autre aspect légèrement discutable de l’ascension de la Tour concerne l’infiltration. Animés par le souhait de varier un peu la boucle de gameplay, les développeurs nous placent face à quelques salles où il faut échapper à la vigilance de gardes. Pourquoi pas, sur le papier, mais les déplacements fixes au joystick manquent parfois de précision, et on ne parvient pas toujours à savoir à quel moment on peut ou pas nous voir, malgré l’indicateur d’alerte au-dessus la tête des gardes. Rien de dramatique, mais cette composante altère légèrement le côté bien huilé du titre.
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