Lorsqu’on parle de Visual Novel, c’est la plupart du temps au travers du prisme resserré des jeux japonais. Les nippons sont en effet de gros consommateurs et producteurs de romans graphiques interactifs, et ont en quelque sorte trusté ce marché ne demandant pourtant qu’à s’étendre au reste du monde. Ces dernières années nous avons pu voir fleurir quelques belles expériences hors de l’archipel, telles que Neo Cab, Coffee Talk ou encore le très étrange Milk inside a bag of milk. Mais le titre occidental qui aura fait le plus de bruit, dans le genre, c’est assurément Citizen Sleeper.
Jeu de Science Fiction très inspiré, Citizen Sleeper est développé par un tout petit studio, nommé Jump Over the Edge, à qui l’on devait, avant cela, le bizarre et intrigant In Other Waters. Expérience que l’on gardera en tête tout du long de cet article, puisque les similitudes entre les deux jeux sont assez frappantes. Toujours est-il qu’à l’approche d’un Citizen Sleeper 2 : Starward Vector plutôt attendu, nous nous devions de vous parler du premier volet. Même si nous arrivons longtemps après l’orage, il reste encore quelques petites choses à dire.
Conditions de test : Nous avons passé un peu moins de dix-huit heures sur la version Steam du jeu. Ce qui nous a laissé le temps de faire un tour quasi-exhaustif de la proposition. Cet article est garanti sans spoiler majeur.
L’anneau Monde
Pas évident de vendre un Visual Novel à un public, quel qu’il soit. Non pas que le genre n’ait jamais brillé, au travers de certains de ses plus admirables représentants (dont nous retenons à titre personnel Digimon Survive et les trois premiers Ace Attorney). Mais il faut dire ce qui est : il est tout sauf accessible. La lecture se perd, le divertissement accélère le rythme pour coller aux dernières tendances made in réseau sociaux. Qu’il est triste ce monde occidental où l’intelligence est refrénée par tout ce qui gravite autour de la technologie. Pourtant, certains persistent à vouloir raconter de belles histoires de la meilleure des manières, celle héritée de la littérature. En ce qui concerne Citizen Sleeper, on peut même parler plus globalement de romans de Science Fiction.
Parce que le titre de Jump Over the Edge est un amoncellement de références qui parleront aux fans du genre. Il y est question de colonisation de l’espace par l’humanité, de stations spatiales qui prennent la forme de véritables mondes autonomes, de factions s’écartant de la Terre Mère, ou encore d’exportation de la conscience vers des corps virtuellement immortels, de transhumanisme… Fondation, L’anneau Monde, Diamond Dogs, Altered Carbon… vous connaissez la chanson si vous avez un pied solidement ancré dans ce genre littéraire singulier. Sinon, pas de problème, le titre n’est pas élitiste, et distille ses concepts avec générosité et bienveillance.
Une bienveillance qui est autant son soleil que son tombeau, malheureusement. Citizen Sleeper a reçu un certain déferlement de haine et d’incompréhension en raison de ses prises de position politiques, qualifiées de woke. Et il est vrai que, manette ou souris en main, ce fait saute rapidement aux yeux. Il aurait été plus pertinent de simplement désigner les personnages dont la sexualité est ambiguë par leur nom, plutôt que d’imposer à l’œil du joueur des termes politisés non reconnus par le Larousse. Il n’y a pas de mal à ce qu’un jeu soit politisé, entendons nous bien, quand cet état de fait est en accord avec sa proposition ludique et / ou scénaristique.
Or, l’implémentation de termes ouvertement politisés dans Citizen Sleeper, en plus d’être aussi subtile qu’une frappe chirurgicale au Napalm, n’apporte rien au propos. On aurait aimé une alternative. La simple possibilité de désactiver les termes en question aurait fait l’affaire. Cela étant, si vous arrivez à faire fi de cet aspect, qui ne touche finalement que deux personnages parmi une myriade, alors vous vous donnerez les moyens de plonger dans une aventure prenante et marquante. Citizen Sleeper est un jeu d’une beauté assez difficile à décrire, dont la force principale est sa propension à faire ressentir diverses émotions parfois contradictoires.
En ce qui nous concerne, nous avons été touchés par certaines histoires, notamment celle de Lem, ancien mercenaire ayant abandonné sa vie d’avant pour élever une fillette dont il n’est pas le père. Citizen Sleeper est pétri de bonnes intentions, et nous fait nous sentir appréciés, mais il sait aussi nous faire détester certains de ses personnages, ou regretter d’avoir suivi certaines des voies qu’il nous ouvre. Une force qu’on trouve chez peu de représentants du genre, et qui l’honore quelle que soit la manière dont vous choisirez de jouer. Toutes les histoires que Citizen Sleeper a à raconter ne sont pas obligatoires, mais on vous conseille de ne ne rien louper.
Maintenant, mieux vaut l’expliciter clairement : non, le titre de Jump Over the Edge n’est pas la meilleure porte d’entrée dans le genre du Visual Novel. En cela qu’il se révèle assez austère en premier lieu, avec différents menus relativement arides, et l’exploration d’un monde par points d’intérêt. Difficile, dans un premier temps, de se laisser pleinement happer par L’œil, cette gigantesque station spatiale que nous ne voyons finalement que de loin, comme si nous demeurions aux commandes d’un vaisseau en orbite. Il faut se donner les moyens pour apprécier Citizen Sleeper, son univers, et cela passe par une lecture assidue de tout ce qu’il propose.
Diamond Dogs
Extrêmement verbeux, cela va sans dire, le titre débute par un tunnel qui nous introduit à notre personnage et à son univers, ce qui peut décourager ceux qui étaient venus chercher une expérience cozy ou espéraient une session courte. De même, Citizen Sleeper enchaîne les protagonistes et les lieux dans lesquels se rendre, au point qu’il nous arrive parfois de nous perdre bêtement en essayant de retrouver quelqu’un ou quelque chose. Voire d’oublier. Pour nous aider, il propose un marqueur d’objectifs, ces derniers étant rangés en fonction des quêtes en cours. Un point qu’on considère personnellement comme bénéfique, nous ayant aidé à nous laisser porter.
Visual Novel oblige, le gameplay se contente du strict minimum. Mais Citizen Sleeper a sa petite particularité : la présence de hasard. Héritée du jeu de rôle papier, cette façon de faire nous propose, à chaque nouveau jour, un certain nombre de dés déjà lancés. Chaque numéro tiré est représentatif de nos chances de réussir une action. Vous souhaitez livrer des nouilles pour vous faire un peu d’argent ? Choisissez un 2 et il y a des chances pour que cela tourne mal et que vous rentriez en piteux état. Choisissez 6 et non seulement vous gagnerez un petit pécule, mais en plus vous serez peut-être même nourris par le patron. À côté de cela, un léger système de points de compétences vous permet de faire grossir vos chances de vous en sortir sur le long terme. Rien de bien compliqué.
À chaque nouveau jour, ou plutôt cycle selon le terme employé sur la station, vous avez le choix dans les activités à entreprendre. Allez vous suivre la piste du conspirateur, chercher à bosser pour l’une des factions de petites frappes qui sévit près d’un gigantesque complexe résidentiel, ou bien vous perdre dans des couloirs peu fréquentés ? Excepté lors d’un événement particulier, vous pouvez faire comme bon vous semble. Attention toutefois à l’état de votre corps synthétique, à vos réserves d’énergie, et à la santé de votre porte feuilles. Car vous aurez besoin de tout ceci, et de pas mal de contacts, pour sortir de ce guêpier.
Vous l’apprenez dès le début de l’aventure, vous êtes un rebut. Le genre qui s’est échappé de chez son employeur. Et même si ce dernier coche toutes les cases de la corporation inhumaine, classique de la SF, cela ne change rien aux yeux des passants et des personnages avec lesquels vous aurez le loisir d’échanger. Certains seront difficiles à amadouer, d’autres vous prendront en pitié. Il va vous falloir prendre le temps de gagner leur confiance, avant de peut-être faire appel à leurs services. Enfin avant cela, vous allez devoir vous débarrasser d’un chasseur de prime qui en veut à votre peau, et rentrer dans les systèmes informatiques de la station pour y dénicher de précieuses informations. Tout un programme.
Très inspiré sur le plan scénaristique et visuel, avec autant de Cyberpunk que de Space Opéra, de jungles orbitales et de troquets miteux, Citizen Sleeper ne manque finalement que de mise en scène. Le titre de Jump Over the Edge mise sur une sobriété qui, là encore, n’aide pas à rentrer dedans en premier lieu. Mais elle colle toutefois à merveille aux intentions derrière le projet. Des intentions portées par des personnalités variées, un character design inégal mais souvent charmant, et bien sûr une bande sonore mémorable. À titre personnel, nous l’écoutions bien avant de lancer le jeu pour la première fois, et l’entendre en conditions réelles s’est révélé encore plus agréable.
Citizen Sleeper impose son rythme, relativement mou, et ne fait que peu de concessions. En même temps, du haut de sa petite vingtaine d’euros en temps normal (le titre étant souvent en promotion), il ne trahit pas les attentes qu’il a créé. Et c’est peut-être sa seconde plus grande force. La première, vous l’avez peut-être deviné sans nous, c’est l’attachement qu’il fait naître chez ceux qui accrochent à sa proposition. Loin, en apparence, des Wholesome Games tels que Florence ou My Time at Portia, le titre de Jump Over the Edge a pourtant un petit quelque chose de réconfortant. Tout en n’oubliant pas une certaine ambiguïté, une ambivalence, comme celle qu’on trouve chez des titres comme Céleste ou Unpacking. Il faut parfois entrevoir des émotions négatives pour rebondir plus haut que jamais.
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