Devotion est un cauchemar. Une réalité fracturée qui s’épuise désespérément à renouer le fil d’un temps révolu. C’est aussi l’insoutenable effondrement du réel alors que des souvenirs remontent des limbes pour faire valoir leurs droits, leur place. L’amertume s’épanche avec horreur sous nos yeux pétrifiés, dans une solitude oppressante. Comment une famille d’apparence si heureuse et normale a-t-elle pu en arriver là ?
Sommaire
ToggleUne histoire glaçante
Avant d’essayer de décrypter les rouages du titre, voyons le scénario d’ensemble proposé par le studio taïwanais fondé en 2015. L’histoire de Devotion est celle d’une famille modeste vivant à Taïwan dans les années 1980. Le père de famille Feng Yu est un scénariste peu reconnu pour ses écrits, peinant à vivre de son œuvre. Son épouse Gong Li Fang est une ancienne chanteuse à succès, aujourd’hui retirée. Ils élèvent ensemble leur fille unique, Mei Shin. Le couple, comme beaucoup d’autres, parvient difficilement à boucler les fins de mois. Peut-être que l’espoir pourra renaître grâce aux dons exceptionnels de Mei Shin pour le chant. Sur les traces de sa mère, elle interprète dans un concours l’une de ses chansons à succès qui lui a apporté renommée et médiatisation.
Seulement, malgré cette lueur, cette espérance, un mal étrange mine cette famille. La fillette est atteinte d’un mal étrange que même les médecins ne peuvent soigner. Lors d’un concours, elle reste même sans voix, comme inerte. En dépit de traitements invasifs et brutaux qu’on lui fait subir et du dispositif psychiatrique suggéré, les parents restent seuls et démunis. Feng Yu, rongé par sa situation délicate, frappé dans son orgueil, se tourne vers une étrange secte qui encense la divinité Cigu Guanyin. Ce groupe obscur aurait-il la solution aux mots de Mei Shin ? Le père se laisse convaincre, se laisse posséder jusqu’à subir de plein fouet l’endoctrinement le plus néfaste. Bientôt, plus rien ne le raccrochera à la réalité et son épouse, jadis tant aimée, cristallisera sa colère, son ressentiment et ses hallucinations. Peut-être faudrait-il purifier cet enfant pourtant innocente pour l’extraire du mal qui la ronge ? Après tout, Mentor Heuh l’exige, le groupe l’exige et la dévotion du père est infinie…
Des mécaniques de jeu horrifiques
On l’aura compris, la psychose est l’élément moteur de ce jeu. Il ne faut pas s’attendre à être assailli par des monstres immondes, à sortir les armes ou espérer trouver une issue à ce drame. Le titre est en fait construit tel un labyrinthe. Sans doute, celui de l’esprit du père d’ailleurs. Chaque partie du jeu s’articule en des moments, des souvenirs, des tranches de vie de cette famille. Basé sur un système de huit-clos, vous incarnez le père de famille qui voit défiler face à lui toutes les étapes de sa déchéance, tous les moments affreux qui ont détruit son foyer. Vous pourrez parfois quitter le petit appartement qui abritait les vôtres, durant toutes ces années. Mais au bout du corridor, comme au bout du tunnel, vous reviendrez à votre point de départ mais sous une autre perspective, à un autre instant, face à une autre scène d’horreur. Il arrivera même que vous atteigniez un pallier menant à différentes pièces, toutes scellées par des clés. Mais chaque coursive ne mène en réalité qu’à une année, un bloc de souvenirs et tel un puzzle, vous aurez à regrouper les pièces et les agencer encore et encore pour que l’impact de vos choix, de vos actes, brûle à jamais votre perception.
À l’intérieur de chaque tronçon de réalité, les objets et les gens seront invariablement déplacés, meurtris par le drame d’ensemble. Une pièce de prime abord calme et vide deviendra, une fois que vous lui aurez tourné le dos, un enfer ruisselant d’atrocités, qui de partout, vous feront la guerre. Dans vos souvenirs, les personnages de votre vie sont comme glacés et emprisonnés dans un passé odieux. Ils peuvent se mouvoir toutefois, interagir avec le monde environnant et vous plonger dans l’hystérie. Car ce petit cocon familial garde en lui les séquelles de l’horreur. Votre conscience vous joue des tours. Aucun miroir ne reflète votre image, vous avez disparu de toutes les photos comme vous avez disparu de la vie de votre femme et de votre fille. Remettez les objets laissés en disgrâce à leur place si le cœur vous en dit mais vous réveillerez alors les démons tapis dans l’ombre. Dans cet appartement, les pensées déformées deviennent des souffrances qui prennent vie. Fallait-il sacrifier votre fille sur l’autel de votre folie intérieure ?
Un jeu court mais intense
Du point de vue du joueur maintenant, le titre mérite qu’on s’y attarde. D’ailleurs, mis à part un accès à votre inventaire et votre modeste briquet, toute cette aventure ne vous donnera pas l’impression d’un jeu mais plutôt d’un film. Deux perspectives s’entremêlent en effet. D’abord, tel un Silent Hill, le jeu vous fait explorer une multitude de dimensions parallèles toutes plus inquiétantes les unes que les autres. Vous finissez, comme le personnage que vous incarnez, par ne plus déceler le vrai du faux, le réel du refoulé. Ensuite, côté références vidéo-ludiques, Devotion et son huit-clos noir se rapproche de P.T. et de Visage. L’impression d’un environnement mouvant, maudit, ensorcelé vous glace le sang et ne manque pas de vous faire sursauter. Finalement, les développeurs n’ont pas abusé de scènes ultra-glauques qui poussent le malaise à son paroxysme. Et pour cause. La narration est en elle-même un effroyable traumatisme, un retour systématique aux mêmes pièces enracinées dans la douleur. Ainsi, la grande finesse des créateurs réside précisément dans ce rêve brisé qui devient obsession, cauchemar et tombeau. Même si le jeu est assez court (entre 2h30 et 3h), il témoigne d’une forte identité qui marque les esprits.
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