Sur les rives d’une contrée perdue, Edward, un savant américain, est venu chercher sa sœur, Elizabeth, disparue depuis trop longtemps, loin de chez elle. Il se fait un sang d’encre, sa « Betty » est tout pour lui. Le manque s’insinue de jour en jour dans son esprit. L’angoisse également, de perdre possiblement un être cher, d’être impuissant à la rejoindre en tout point du monde. D’où ce voyage, d’où ce chemin parcouru jusqu’à la Norvège, dans ces régions reculées, où le silence s’est établi en souverain.
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ToggleUn voyage, une quête intérieure
Pour ce titre, le studio indépendant norvégien Red Thread Games (fondé en 2012) s’est appuyé sur le folklore norvégien et en particulier celui relatif à la mer et aux marins. Le Draugen serait une sorte d’esprit fantomatique annonçant de mauvais présages et serait entendu parfois lorsque le danger guette ou que la mort est au rendez-vous. Il plane au dessus de Graavil, village isolé vers lequel se rendent Edward et Alice, sa pupille, au début des années 1920.
Dès les premiers moments du jeu, vous comprenez que toute l’intrigue vous conduira à la recherche d’Elizabeth, sœur d’Edward, disparue en ces lieux depuis bien trop longtemps. Rongé par l’inquiétude, Edward se décide à faire le voyage depuis les Etats-Unis pour retrouver sa sœur qui est tout pour lui. Alice, appelée également Lissie, la jeune orpheline qu’il a pris sous son aile est également du voyage et va aider son tuteur dans sa quête. Une fois parvenus à Graavik, ce duo improbable se heurte d’entrée face à un silence pesant. Edward ne se décourage pas et s’accroche à l’idée de retrouver sa sœur d’autant plus qu’une certaine Mme Fretland – séjournant dans une ferme jonchée au plus haut de ce village bordée de fjords et cerné par les montagnes – se voulait rassurante quant à la situation dans les lettres qu’elle avait fait parvenir au savant.
Seulement voilà, force est de constater qu’il n’y a pas âme qui vive. Il y a bien des traces de Betty laissées ça et là, mais tout semble laisser penser que tout le monde a fuit cet endroit. Pour y voir clair Edward et Lissie vont devoir mener l’enquête, récolter des indices afin de reconstituer le puzzle de ce qui s’est passé ici. Car pour comprendre pourquoi Elizabeth s’est mis en tête de se rendre à Graavik il faut sans doute comprendre quelle sorte de malédiction semble hanter la région. On découvre alors une histoire de mine laissée à l’abandon après un horrible accident ayant causé la mort de 3 personnes mais aussi une histoire familiale tissée autour d’une rivalité entre frères. Il y a enfin la jeune Ruth retrouvée morte au pied d’un ravin sans pouvoir saisir s’il elle en a été poussée ou s’il s’agit juste d’un accident. Tous ces éléments s’entremêlent certainement mais pour renouer le fil, ces deux personnages que tout oppose vont devoir redoubler d’intelligence.
À la recherche du temps perdu
Voilà en un mot comment le décor de ce titre hors normes nous est présenté, pour tout dire, d’une façon magistrale. On le comprend, le jeu est avant tout une enquête mettant aux prises plusieurs intrigues fortement connectées que le joueur va devoir saisir au gré de ses découvertes et de ses rencontres. Tout au long du jeu, deux dimensions vont ainsi se superposer : la première conduisant à chercher Betty, la seconde incitant le joueur à investiguer les alentours en détails. Ces deux quêtes trouveront un écho saisissant dans l’opposition criante des deux personnages. Autant Edward est méthodique, rationnel et méthodique, focalisé sur la recherche de sa sœur ; autant Alice est sarcastique, espiègle et impulsive. Elle veut comprendre ce qui se trame ici. Cette dualité alimentera non seulement l’intrigue principale du jeu mais également les rapports entre les personnages. Car même si la recherche de ce personnage énigmatique, Elizabeth, va alimenter les discussions, l’histoire dans son ensemble est celle d’un face à face entre Edward et Alice.
En incarnant ce dernier, le joueur devra faire face à un gameplay très épuré, consistant essentiellement à se déplacer dans ce village abandonné tout en choisissant les pensées que pourrait avoir ce savant tantôt mélancolique tantôt vieux jeu. Ces pensées, qu’Edward révèlera à Lissie enclencheront alors une série de remarques bien souvent piquantes soulignant l’opposition de style déjà évoqué. Le reste du temps, le joueur aura à arpenter des lieux en analysant les éléments du décor, en lisant une brochure de presse ou des lettres abandonnées ça et là, en essayant en somme de trouver une logique à tout cela. Toutefois, dans Draugen, l’accent est mis sur la dimension psychologique des personnages et sur l’interaction de ses deux caractères antinomiques.
Une narration poignante, des mécaniques de jeu atones
Contrairement à des jeux comme Eastshade où le joueur cherchait l’inspiration au gré de ses pérégrinations, ici l’idée sera bien plutôt d’explorer la personnalité des personnages. De même, contrairement à un jeu comme The Council dont Draugen pourrait se rapprocher, il n’y a pas à proprement parler de bonnes ou de mauvaises réponses. Au contraire, toutes les réponses parmi lesquelles le joueur peut faire un choix au cours d’une situation donnée, pourraient s’appliquer à Edward. Elles se différencient simplement par l’impression ou l’émotion qu’elles dégagent. Ainsi, Edward sera tantôt frileux à l’idée de contrevenir aux règles, tantôt extraverti dès lors qu’il s’imagine se rapprocher d’Elizabeth. C’est finalement tout se voyage dans la psyché de personnages complexes, dominés par leurs affects que nous propose Red Thread Games. En cela, ce titre est une franche réussite. Car à force d’avoir à trancher entre ce que pourrait penser notre héros en telle ou telle situation, on finit par imaginer ce que l’on penserait à sa place. De là, le travail d’immersion et d’empathie prend tout son sens et toute son envergure. Cette histoire devient la notre, cette exploration, cette quête presque folle, finit par nous appartenir et nous angoisser, comme elle tourmente inlassablement ce pauvre Edward.
Malheureusement, le chemin que semble suivre Edward semble être déjà prédestiné. Ainsi, quelque soit ses réponses, le joueur ne pourra pas contrecarrer la descente aux enfers psychique du personnage et c’est peut être le gros défaut du jeu. La seule liberté laissée au joueur n’en est en fait pas une. De même, il n’est pas possible d’explorer à sa guise les environs. Le joueur doit suivre le fil de la narration, doit s’engouffrer dans tel ou tel chemin pour faire une découverte qui mènera à une issue univoque. On imagine aisément toute la richesse qu’auraient apporté des prises de décision menant à des issues différentes et variées. Ainsi, Edward aurait pu manquer des indices, mal interpréter certaines preuves ou tout simplement suivre une mauvaise piste.
Puisque l’idée du jeu est de nous faire vivre la duperie que Edward se fait subir à lui-même, les développeurs auraient pu pousser cette idée jusqu’à son paroxysme en dépouillant le fil conducteur du titre d’une trame linéaire monocorde et irréversible. D’ailleurs, certains passages du jeu sont peu ou pas exploités. Par exemple, Edward s’arrête parfois pour contempler les environs et en faire une esquisse sur son carnet personnel mais tout ceci n’est pas relié à la trame d’ensemble, au tourment général qui tourne à la folie. En résumé, Draugen aurait mérité de mieux exploiter les errances intérieures de ses personnages en les mettant face à leur déraison, face à leurs paradoxes. Dans ce monde troublant de réalisme, où les apparences sont trompeuses, où l’illusion est reine, cet aspect aurait grandement rehaussé cette fiction que l’on boucle malheureusement en moins de trois heures.
Malgré tout cela, les points forts du jeu sont bien marqués. Ce voyage se déroule dans des environnements majestueux, d’une subtilité et d’une finesse rarement rencontrés dans le monde du jeu vidéo. L’accent mis sur les changements de temps, sur les différents moments de la journée ainsi que sur les modulations climatiques si fréquentes dans les fjords norvégiens est un vrai délice de contemplation. Graphiquement, le jeu est tout simplement prodigieux, d’une poésie infinie. Tout ceci est également accompagné d’une bande-son s’incrustant subtilement à la narration. Le travail réalisé notamment par Samuel Toole témoigne d’un souci permanent des développeurs de plonger le joueur dans une atmosphère particulière tout autant que dans un état d’esprit singulier.
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