Même si une certaine culture des « serious game » est en train de progresser au fur et à mesure de ces dernières années, il faut bien avouer que la plupart de ces expériences passent généralement en dessous des radars. Que cela soit lié à un manque d’intérêt ludique ou aux sujets qu’ils abordent, ces jeux ne parviennent jamais réellement à attirer l’attention qu’ils devraient susciter. Pourtant, l’un d’eux interpelle les joueurs mais aussi la presse – souvent généraliste – depuis quelques jours : Enterre-moi, mon amour.
Derrière ce proverbe syrien, qui se traduit approximativement par « Prends soin de toi, et ne meurs pas avant moi », se cache un récit interactif qui fait écho à un article publié sur LeMonde.fr, dans lequel on peut découvrir les conversations WhatsApp d’une jeune réfugiée syrienne, qui a choisi de fuir son pays pour les raisons que l’on connaît tous. Le jeu de The Pixel Hunt, en collaboration avec ARTE mais aussi avec cette jeune femme nommée Dana S., s’inspire de ce récit pour nous raconter l’histoire fictive d’un couple dans la même situation, nous faisant découvrir le quotidien de milliers de personnes à travers le monde.
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ToggleUn destin entre nos mains
Vous suivez donc le voyage de Nour, une jeune Syrienne de 27 ans, urgentiste à Homs, qui décide malgré elle de fuir son pays après de tragiques événements racontés dans le prologue du jeu disponible gratuitement à cette adresse. Le joueur prend ici la place de Majd, son mari, qui ne peut la suivre pour obligation familiale, devant s’occuper de sa mère et de son grand-père toujours en vie, mais il servira de guide à Nour durant son périple. Via une interface qui rappellera WhatsApp, sur un concept qui évoque celui de Lifeline et un style graphique unique, Nour et Majd vont partager les expériences de la jeune femme à travers les villes qu’elle va traverser, les personnes qu’elle va rencontrer mais aussi les joies et les peines relatives au quotidien d’un jeune couple « presque » comme les autres.
Enterre-moi, mon amour repose essentiellement sur les discussions du couple, contraint à ne pouvoir se parler que par messages via leurs smartphones.
Une fois ce concept exposé, les pièges dans lesquels aurait pu tomber le studio sont nombreux. Heureusement, Enterre-moi, mon amour ne bascule jamais du côté du voyeurisme, puisqu’il nous propose une histoire entièrement fictive. Bien entendu, les échos faits à l’article publié sur LeMonde.fr sont nombreux, et c’est en lisant ce dernier que tout prend sens. Puisque oui, l’histoire de ce jeune couple est effectivement fictive et n’est celle de personne en particulier, mais plutôt celle de tout le monde. Celle de tous ceux ayant été forcés à fuir leur chez-soi pour trouver refuge et paix ailleurs, celui des personnes que l’on ne connaît qu’à travers les chaînes infos, qui ne s’attardent pas tellement sur l’humain derrière les chiffres. En un sens, on pourrait presque rapprocher thématiquement ce récit à de récents jeux tels que Papers, please ou de This War of Mine, qui prenaient tous les deux le risque de se baser sur des faits actuels, tout en y apportant de la fiction. Ainsi, avec l’apport de la fiction en complémentarité aux faits réels, suivre le périple de ce couple et y participer n’est jamais gênant, étrange ou même malsain.
Barthes, mon amour
C’est donc à travers plus de 11 000 messages et 19 fins différentes que vous assisterez aux pérégrinations de Nour, qui pourront être suivies de deux manières bien différentes. La première est classique pour un jeu vidéo, se rapprochant même du livre, puisqu’il vous sera possible de lire tous les messages d’un seul bloc sans attendre entre chaque, et voir le récit prendre la forme d’un Livre dont vous êtes le héros, avec les multiples choix qui s’offriront à vous. Car si vous ne décidez pas à la place de Nour, qui est un personnage fort et indépendant, vous pourrez lui prodiguer des conseils, l’aider à choisir la meilleure option ou la renseigner sur les lieux qu’elle visite.
L’autre option est quant à elle bien plus intéressante. Vous pouvez si vous le souhaitez, vivre le voyage de Nour en « temps réel ». Comprenez par là que le récit ne se déroulera pas immédiatement, mais qu’il faudra attendre selon ce que vit Nour. Privée de batterie, en train de se reposer ou de prendre le bateau, cette dernière ne vous parlera qu’à certains moments de la journée, à travers des notifications espacées dans le temps comme se passerait une véritable conversation dans la vie de tous les jours. Clairement, c’est bel et bien ce mode de narration qu’il faut avant tout privilégier, ne serait-ce que dans la toute première partie que vous effectuerez.
Vivre le jeu de manière éparse permet de renforcer la vraisemblance du récit, et de mieux s’attacher aux personnages.
L’effet de réel provoqué est alors criant de vérité, mais il n’est pas uniquement dû à ce concept particulier. Si on s’attache à Nour et à Majd, c’est surtout parce que l’écriture du récit est tout bonnement irréprochable. Les échanges entre ces deux personnages sont à la fois saisissants, drôles, touchants, et d’une intelligence rare. Nous l’avions déjà évoqué plus haut, la particularité la plus frappante dans leurs messages réside dans la retransmission du quotidien, qui montre que les deux protagonistes agissent et s’écrivent comme tout le monde pourrait le faire.
Il n’est donc pas rare de voir Majd se prendre en selfie, histoire de faire rire quelque peu sa femme, ou encore Nour s’exprimer en de multiples emojis pour retranscrire ses émotions. C’est tout bête, mais ce sont ces petits détails qui parviennent à nous happer dans ce récit et à mettre en place une histoire totalement vraisemblable à défaut d’être entièrement réelle. Les jeux narratifs adoptant cette particularité ne sont pas légion, et quand on voit à quel point Enterre-moi, mon amour parvient à dégager toute une palette d’émotions avec cet effet de réel, on ne peut qu’être touché et regretter que cela ne soit pas plus courant.
Un couple plus qu’humain
N’oublions pas non plus que la caractérisation des personnages est toute aussi importante que le récit vécu, puisque Nour et Majd forment un duo particulièrement attachant. La préférence ira naturellement vers la jeune femme, qui est la vraie héroïne de ce jeu et qui montre toute son humanité à travers ses messages, sa joie de vivre, sa force et son abnégation durant toutes les étapes de son voyage. C’est bien souvent par elle qu’intervient l’humour, parfois pour cacher sa peine et ses difficultés afin de rassurer l’homme qu’elle aime. L’énergie qu’elle apporte par ses messages devient très vite communicative, et chaque petit trait d’esprit ou chaque blague fait mouche et nous implique encore davantage dans le rôle de Majd, qui veut lui éviter tout danger. Là encore, l’écriture du soft ne faiblit jamais, puisque les auteurs ont choisi d’intégrer des fautes de frappes dans certains messages, des corrections automatiques qui amènent de la sincérité et une touche parfois joviale aux mots de Nour.
Bien qu’incarné par le joueur, Majd est aussi loin d’être une coquille vide sans caractère. Très loin même. Le jeune homme possède sa propre personnalité et le montre souvent en étant un peu plus rigide que sa femme, plus ancré dans les traditions et plus méfiant. Alors que le jeu aurait pu tomber sur certaines caricatures sur la question de la religion, les différentes réactions de Majd viennent souvent balayer tout cela d’un revers de la main. Tandis que sa femme n’est pas pratiquante, Majd lui l’est, mais cette différence entre les deux n’est quasiment pas abordée. Pas de questionnement sociétal ici, juste l’avis de deux jeunes gens en couple qui se comprennent et qui respectent les choix de l’autre. Là encore, Enterre-moi, mon amour jouit d’une écriture qui ne tombe jamais dans des pièges qui semblaient difficiles à éviter, et le point de vue accordé à ce genre de thème est tout à fait rafraîchissant.
Une destination, mille chemins
Dans tout cela, il serait temps de s’attarder sur la forme de cette expérience, qui reste avant tout un jeu narratif comme on peut en voir fleurir des dizaines depuis des années. Si sa forme et son concept si particuliers parviennent déjà à l’en éloigner de la plupart, le jeu reste sur le principe basique de choix, de conséquences et d’embranchements. Nous avons déjà précisé que le titre contient 19 fins différentes, soit un chiffre conséquent pour une expérience de ce genre, mais il faut préciser que ces fins ne font que suivre de multiples voyages bien différents les uns des autres. En ayant recommencé le jeu trois fois afin de tester les différents modes de jeu – mais également par curiosité, nous constatons que chaque périple est inédit, du moins dans sa quasi-totalité. Chaque parcours contient ses hauts et ses bas et un chemin qui lui est propre, puisqu’il est possible de passer par près de 50 villes différentes, alors que la moyenne de chaque parcours vécu se chiffre en une petite douzaine seulement.
Et pour vivre toutes ces différentes orientations, il vous faudra bien évidemment passer par des choix. Souvent, Nour demandera conseil à Majd, et ce sera à vous d’intervenir. Chaque petite décision, aussi anodine soit-elle, peut changer drastiquement l’aventure de Nour. A l’heure où une grande partie des jeux narratifs s’appuie sur un système de dialogue assez manichéen et pauvre en conséquence, Enterre-moi, mon amour tire son épingle du jeu en proposant des situations vraiment difficiles, où les bonnes et mauvaises réponses ne semblent pas exister. Alors oui, parfois, on décide un peu à l’aveuglette, en suivant notre instinct, puisque certains cas ne mettent pas en jeu de profondes réflexions durant lesquelles il faut examiner les différentes variables. Parfois, il faudra juste agir, quitte à faire fi d’un certain code d’éthique, pour aider Nour à continuer son exil coûte que coûte. Pas de jauge morale ici, seulement l’instinct de survie.
Pas de manichéisme ou de trop grande binarité dans les choix proposés, ce qui complique les prises de décisions et renforce leur impact.
En parlant de jauge, sachez que les situations reposent sur quatre variables inhérentes au personnage de Nour. Ainsi, son moral, son argent, son inventaire et sa relation avec Majd seront autant de facteurs qui interféreront avec l’aventure de l’héroïne. Du moins, ça, c’est ce qu’on peut lire sur le site officiel du jeu, puisqu’aucune interface ne viendra parasiter votre espace de jeu. Ces différents composants agissent de manière invisible sur votre expérience, mais ils sont tout de même discernables avec un peu d’attention. Le pécule de Nour nous est rappelé selon certaines situations, parfois anodines, et son humeur est facilement visible selon le ton employé par la jeune femme. Au fur et à mesure que le voyage progresse et s’étend dans la longueur, on peut rapidement se rendre compte que Nour n’est plus la même qu’au début du récit et que son enthousiasme en prend un coup selon les événements qui ont eu lieu. Mais tout cela reste subtil et donne crédit encore une fois à une écriture soignée, jamais grossière et ne tombant jamais dans le pathos.
Une fiction plus qu’un documentaire
Au-delà de cela, le titre de The Pixel Hunt manque de peu d’être complètement sans reproche, mais il est difficile d’en juger tant les quelques problèmes peuvent être perçus comme des choix esthétiques. Mettons de côté tous les petits bugs, complètement anecdotiques, pour nous concentrer sur un point qui n’a pas encore été abordé, la carte du jeu. Disponible à tout moment, cette dernière nous retrace le parcours de Nour à la manière de Google Earth, et remplit un aspect presque documentaire. Pour certaines villes que Nour aura traversées, un petit texte sera associé, relatant des faits réels sur la ville en question, ajoutant un aspect pédagogique à l’œuvre.
Malgré tout, on reste sur notre faim en constatant que ces informations se font rares et quelque peu légères, du moins pas suffisamment pour apporter un véritable savoir sur les cités en question. On pourrait alors justifier cela par une mise en lumière du microcosme plutôt que du macrocosme, une volonté de se concentrer d’abord sur l’humain plutôt que sur les faits globaux, mais avec l’ajout de ces petites descriptions, Enterre-moi, mon amour est parfois coincé entre les deux.
Tout ceci reste bien évidemment à une échelle relativement infime face aux nombreuses qualités du jeu, mais ce n’est pas le seul aspect à évoquer. On peut notamment mentionner l’impossibilité de vivre les nombreuses fins sans recommencer de zéro le jeu, ce qui peut paraître un peu rébarbatif. Là encore, c’est un choix, tout à fait concevable et expliqué par les mots des créateurs eux-mêmes : « A chaque fois qu’il a fallu trancher entre le plaisir du joueur et l’aspect réaliste, on a opté pour ce dernier ». Difficile de leur en vouloir, surtout lorsqu’on voit tout ce que réussit le récit en matière d’expérience du réel, mais il faut aussi souligner que chaque voyage peut prendre entre 2 à 3 heures en vitesse rapide, et de 3 à 10 jours dans le mode de jeu à favoriser. Autant dire qu’il sera difficile de trouver le courage d’explorer toutes les combinaisons possibles.
Devoir tout reprendre à zéro alors qu’il y a tant de possibilités à découvrir pourra paraître décourageant pour certains.
On pourrait même dire que c’est tant mieux, car on ne va pas se plaindre de la richesse des possibilités et encore moins d’une longue durée de vie, surtout pour les 3,50 euros minuscules qu’il est nécessaire de débourser pour suivre Nour et Majd. Finalement, le seul vrai reproche s’il en est un serait le manque global d’interaction, qui est lié à la caractérisation du personnage de Majd. En choisissant de lui donner du relief plutôt que d’’être un simple avatar pour le joueur, il arrive – très rarement – que le joueur se sente quelque peu dépossédé du récit qu’il est en train de suivre. Malgré la personnalité de Majd, on a rapidement tendance à s’identifier à lui, puisque l’on peut choisir certaines de ses réponses, mais le jeu rompt toute tentative d’identification dès lors que Majd agit en dehors de l’interface, notamment quand Nour lui demande de chercher des informations sur un endroit en particulier.
Il aurait été peut-être plus pertinent, bien que difficile, de laisser le joueur rechercher ces informations de son côté, en dehors du jeu, avant d’effectuer un choix entre plusieurs réponses. Cela aurait pu permettre une approche plus pédagogique, et moins passive. On ne peut cependant pas complètement blâmer l’expérience pour ces détails, qui relèvent davantage d’un choix esthétique plus que de véritables écueils. Car oui, on se rend rapidement compte que Enterre-moi, mon amour n’a pas cette vocation de documentaire, mais plutôt celle de raconter une histoire empreinte d’humanité et d’espoir, déjà suffisamment complète pour nous toucher en plein cœur.
https://www.youtube.com/watch?v=miXo3oyOdV8
On pourrait encore évoquer beaucoup de choses à propos de Enterre-moi, mon amour, mais aucune description ne sera aussi puissante que l’effet provoqué en vivant ce jeu narratif. Plus qu’un bon jeu, il est un jeu nécessaire. A travers un travail d’écriture conséquent et incroyablement bien construit, The Pixel Hunt parvient à nous faire rire, pleurer, compatir mais surtout réfléchir, sans jamais se fourvoyer dans les pièges inhérents à ce genre d’exercice. Nour et Majd font probablement partie des personnages les plus authentiques, les plus attachants, que l’on peut rencontrer dans un jeu narratif, et on le doit principalement à cette écriture du réel. En retranscrivant le quotidien, le jeu parvient à humaniser ses personnages. Il fait même mieux. Il remet la place de l’humain là où elle devrait toujours être dans ce genre de situation. Loin de politiser ses propos, car il ne fait « que » s’inspirer d’événements réels, Enterre-moi, mon amour est avant tout une ode au respect de chacun, à la compréhension et à l’espoir autant qu’à l’amour. S’il ne réussira pas forcément à sensibiliser tout le monde à un problème bien réel, il fera au moins progresser d’une toute petite marche notre compréhension de cette situation, ne serait-ce qu’étant un pont vers l’article dont il s’inspire. Encore une très belle preuve que le jeu vidéo peut intervenir sur des sujets importants à son échelle, aussi infime soit-elle.
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