Débutée en 2002 avec la sortie du très bon Arx Fatalis, la carrière de Arkane Studios n’a jamais vraiment connu de faux pas. Certes, le succès commercial de ses œuvres n’est pas toujours assuré, en témoigne le pourtant fort intéressant Prey qui semble n’avoir que partiellement trouvé son public. Mais on retient aujourd’hui le studio pour la qualité de ses productions, et non pour ce qu’elles ont rapporté. Il faut dire que Dishonored et Dishonored 2 ont frappé très fort avec leur level design ingénieux et leur vision calibrée de l’Immersive Sim, tandis que Deathloop, en s’aventurant vers une recette un peu différente, s’offrait un concept marquant.
Tout cela nous mène à l’E3 2021, qui fut le théâtre de l’annonce de Redfall, dernier titre en date du studio, réalisé par ses équipes d’Austin, au Texas. Présenté comme une expérience pensée pour la coopération, le titre aura plus laissé dubitatif que créé de véritable attente chez les amoureux du studio Arkane. Après un report et l’annulation de la version PlayStation 5, faisant peut-être suite au rachat de Bethesda par Microsoft, voici que Redfall est disponible sur les consoles Xbox Series et sur PC. Et il ne vous aura pas échappé que ce FPS en monde ouvert n’a pas reçu un accueil critique particulièrement chaleureux.
Pourtant, sur le papier, tout est là. La promesse d’un open world fourmillant d’options pour venir à bout de ses ennemis, un postulat qui vise à faire monter la tension chez le joueur, et la possibilité de jouer avec trois potes… Qu’est-ce qui pouvait mal se passer ? Beaucoup de choses, en vérité. Et si je ne suis pas de l’avis de ceux qui qualifient le projet de véritable accident industriel, il est vrai que Redfall n’est pas au niveau des productions Arkane Studios dont on a l’habitude. Même de Wolfenstein Youngblood, qui est pourtant loin d’être une expérience marquante. Cependant, les intentions demeurent justes, et le jeu n’est pas aussi mauvais que certains voudraient vous le faire croire.
Conditions de test : J’ai personnellement passé une quinzaine d’heures sur la version Xbox Series X du titre, principalement en solo, tandis qu’une partie de l’équipe de ActuGaming a joué sur PC. Ce test est garanti sans spoiler majeur.
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Il faut se rendre à l’évidence, les joueurs qui connaissent le nom de Arkane Studios ont une affinité avec l’Immersive Sim. Un genre sous-représenté dans l’industrie vidéoludique, mais qui a donné quelques unes des plus marquantes expériences du média, à commencer par le Deus Ex de Warren Spector l’ayant popularisé. Et si Arx Fatalis ainsi que Dark Messiah, les deux premiers jeux signés Arkane, ne faisaient que tâtonner dans la direction de l’Immersive Sim, dès Dishonored il a été évident que le développeur français avait les épaules assez solides pour prendre la relève des équipes derrière System Shock, notamment.
Si je vous parle de ça, ce n’est pas anodin, bien entendu. Le fait est qu’après l’excellent Prey, Arkane a élargi le champ de ses possibles, notamment en bossant sur deux jeux estampillés Wolfenstein, qui n’avaient plus rien à voir avec ce qu’on lui connaissait. Quant à Deathloop, il reprend effectivement une part non négligeable de l’ADN des productions du studio lyonnais. L’environnement offre différentes possibilités d’approche, idem pour le gameplay, et de manière générale l’expérience de chacun a des chances d’être singulière, en étant plus ou moins orientée infiltration. Cependant, le titre s’écarte partiellement de l’Immersive Sim, en étant plus dirigiste que de coutume.
Quant à Redfall, puisque c’est le jeu qui nous intéresse ici, eh bien la notion d’Immersive Sim ne s’accorde tout simplement plus avec sa proposition. Certes, son level design offre parfois des possibilités différentes d’approche, et les pouvoirs de nos protagonistes permettent des expériences relativement variées. Mais là encore on peut le dire, malgré son monde ouvert sur lequel nous reviendrons plus bas, Redfall est trop dirigiste pour rentrer dans cette prestigieuse case regroupant pêle-mêle Deus Ex : Human Revolution, S.T.A.L.K.E.R. ou encore Bioshock. Et les possibilités d’évolution de ses personnages jouables sont trop minces, par ailleurs.
Parce que Redfall est finalement pensé comme un jeu d’action. Il nous place aux commandes d’un personnage que nous aurons choisi, parmi une liste de quatre (ce qui fait bien peu), possédant ses capacités propres (et pas particulièrement intéressantes prises seules), coincé sur une île infestée de vampires sanguinaires et autres humains ralliés à leur cause. Notre but sera bien entendu de venir à bout de cette menace, ce qui passera en majeure partie par du shoot, puisque le titre ne permet pas d’approche pacifique. Si ce n’est la fuite et l’infiltration, la seconde étant véritablement applicable dans peu de cas, et rarement récompensée…
Le château des Carpates
Ce qui est d’autant plus applicable lorsque l’on joue en coop, bien entendu, la notion même de multijoueur rendant pratiquement caduque les tentatives d’infiltration. Puisque l’on joue à plusieurs, on est plus facilement amené à foncer dans le tas à la manière d’un Call of Duty qu’à agir avec parcimonie comme un joueur de Deus Ex, et ce malgré la présence d’un personnage pouvant se rendre invisible. Et entendons-nous bien, Arkane était parfaitement au courant de ce fait indéniable, et a cherché à le favoriser. Car dans Redfall, il n’existe aucune touche attribuée spécifiquement aux éliminations furtives, bien qu’il soit possible de mettre KO un ennemi (humain) en le cognant dans le dos s’il ne nous a pas repéré, ce qui confine à une exécution très brouillonne de la pratique.
Par ailleurs, les libertés offertes par le level design sont quadrillées, et bien plus minces que ce à quoi nous a habitués Arkane. On est très loin de la maîtrise d’un Prey, alors que paradoxalement l’espace de jeu de ce dernier est plus vaste que celui de Redfall, qui s’apparente plutôt par la taille à un Batman Arkham City. Et si certains pouvoirs peuvent mener à une exploration un peu plus verticale, ne vous y trompez pas, vous ne serez pas plus récompensés en jouant de manière plus ingénieuse que la moyenne. Par ailleurs, les possibilités d’approche sont moins subtilement amenées que chez un Bioshock, un comble.
Par exemple, la ville regorge de flaques d’essence irradiant une vapeur très visible, sur lesquelles il faut tirer pour faire émerger des flammes repoussant momentanément les ennemis et leur infligeant des dégâts continus. Passons sur l’aspect visuel peu inspiré de cette feature, qui mettra comme en surbrillance tout espace pouvant être enflammé, pour nous concentrer plutôt sur un fait qu’il me semble plus primordial d’aborder : comment cette essence est-elle arrivée ici ? Parce que si ce n’est pas problématique d’en disséminer à quelques endroits, avec parcimonie, il faut reconnaître que la manière de faire de Redfall provoque une scission brutale dans la suspension d’incrédulité du joueur. Et c’est valable pour la majeure partie des pièges utilisables.
Un détail pour certains, qui me citeront peut-être Mirror’s Edge et son utilisation de la couleur rouge (je veux bien l’entendre), mais qui, mis à côté des intentions du soft en terme d’ambiance, me semble particulièrement important à souligner. Parce qu’il ne vous aura sûrement pas échappé que le titre se vend comme une expérience fun et colorée dans ses différents trailers. Et il est vrai que, visuellement, cet aspect bariolé ressort relativement bien, quoique d’aucun dirait qu’il était plus marquant chez un Deathloop. Cela étant, l’ambiance et la narration sont à des années-lumière de nous faire ressentir cet aspect de la même manière. Le titre se veut cool, mais semble a contrario beaucoup trop premier degré pour son bien… quoique l’ambiance de fin du monde fonctionne bien par moments.
Un détail que l’on ressent principalement en solo, c’est évident, puisque l’on sera plus amené à suivre assidûment l’histoire et l’évolution du lore qu’en jouant à plusieurs. Une histoire sans aucune inspiration, sans la moindre intention, et un lore se développant au travers de multiples documents à collecter n’ayant globalement que peu d’intérêt… C’est dommage, là encore, parce que des écrits ou des œuvres populaires marquantes qui font appel aux vampires, il en existe des tas. Et il aurait été agréable de parcourir de savantes références à Jules Verne, Bram Stoker, The Strain, Buffy, ou même Castlevania. Mais le résultat est là encore un peu trop premier degré, et l’histoire comme la narration sont des échecs absolus.
Les quatre mousquetaires
Redfall est autant jouable en solo qu’en multijoueur, et c’est une excellente chose. Alors bien sûr, le soft encourage vivement à se munir de trois bons potes pour parcourir son aventure, et il est vrai que c’est effectivement plus amusant de défourailler vampires et adeptes avec le concours d’autres joueurs. Notamment parce que les pouvoirs des protagonistes s’imbriquent bien entre eux, permettant des combos et approches variées ; quoique le fait que Redfall ne comprenne que quatre combattants au lancement lui fait cruellement défaut. Mais le solo ne démérite pas, et bénéficie d’une difficulté adaptée. En somme, si l’on accroche à la proposition, alors les deux seront viables. Malgré tout, là encore, de multiples petits problèmes subsistent, avec pour commencer une connexion à internet rendue obligatoire, même en jouant seul.
Ou encore l’intérêt à géométrie variable des quatre protagonistes disponibles au lancement, et un équilibrage à revoir. Équilibrage des pouvoirs, d’une part, mais aussi et surtout du loot. Puisqu’à l’instar d’un Destiny ou d’un Borderlands 3, Redfall met l’accent sur la récupération d’armes de raretés et puissances variables, représentées par des couleurs reconnaissables entre mille. À titre d’exemple, j’ai personnellement acquis un fusil à pompe « épique » (soit le niveau le plus élevé) en sortant du tutoriel, à cent mètres du quartier général depuis lequel récupérer les quêtes ou faire le plein d’équipement. Un comble, qui a complètement biaisé mon rapport aux combats pendant un petit moment. Là où les vampires auraient dû représenter une menace non négligeable, je roulais sur tout adversaire sans distinction.
À ce niveau, il faut reconnaître qu’en dépit de différences trop peu marquantes, les armes ont un certain punch, leur conférant des sensations plutôt convenables, voire parfois jouissives. Par ailleurs, il faudra planter un pieu dans le cœur des vampires pour les achever, et là encore c’est assez grisant à exécuter. Il aurait pu être judicieux de proposer une galerie d’armes plus variée, et pourquoi pas du corps-à-corps aussi, mais dans l’état, bien que le résultat soit assez générique, les affrontements fonctionnent plutôt bien, rappelant les sensations offertes par un Far Cry 5 par exemple.
Du moins, quand on ne fait pas attention à l’intelligence artificielle, qui n’a jamais aussi mal porté son nom. Parce que la majeure partie du temps, Redfall souffre d’adversaires puant l’idiotie. Ils passent à côté des cadavres de leurs camarades sans y prêter attention, nous perdent de vue au moindre détour, se bloquent tout seuls dans des bancs ou des murets, mais surtout leur tactique principale consiste à se jeter bêtement sur nos balles en fonçant tête baissée dans notre direction. Sur la petite quinzaine d’heures que j’ai personnellement pu passer sur le soft, j’ai relevé des problèmes d’IA au cours d’une écrasante majorité de mes gunfights, même lorsqu’il ne s’agissait que de brutaliser trois misérables trouffions à l’écart du troupeau.
Autre problème notable, il n’est pas possible de lancer de partie avec des inconnus. Et ça ne paraît pas, dit comme ça, mais c’est particulièrement frustrant quand vous n’avez pas de liste d’amis, ou que ceux-ci ne jouent tout simplement pas aux mêmes choses que vous. Et dans la mesure où Redfall ressemble, de loin, à un Left 4 Dead en monde ouvert, ayant remplacé les zombies par des vampires, cette absence sonne comme une hérésie. Plutôt que de permettre à tous de jouer en ligne, et ce avec n’importe qui, et donc de pouvoir prendre du plaisir immédiatement, il faut nécessairement avoir des potes sous la main pour jouer à plusieurs. Un mode canapé en écran splitté aurait aussi été appréciable, mais j’en demande certainement beaucoup…
La vraie catastrophe est ailleurs
Jusque-là, je n’ai certes pas été tendre avec le jeu, mais en somme, j’ai décrit une expérience correcte n’ayant besoin que de correctifs. Un Far Cry 6 n’aurait pas fait mieux, d’une certaine manière, si ce n’est concernant la taille de son monde. Or, il est communément admis qu’un monde ouvert n’a pas besoin d’être grand, tant qu’il est riche, ce que prouvent des titres comme Outer Wilds ou Yakuza 7. Un détail qui fait, malheureusement, défaut à Redfall. Sa carte, non contente d’être vraiment petite, manque cruellement de charme, de détails, et d’inventivité. Au comble du générique une bonne partie du temps, elle ne s’offre des éclairs de génie qu’à de rares endroits.
Un détail sur lequel on aurait pu passer si le level design était irréprochable, offrant de vastes possibilités d’approches. Mais s’il est vrai que les lieux faisant l’objet de missions ont droit à un traitement de faveur à ce niveau, le reste de la ville est bien plus fade, malgré une verticalité qui offre quelques panoramas sympathiques et des options d’approches différentes. Il aurait été intéressant d’exploiter plus intelligemment le cycle jour/nuit par ailleurs. Mais le plus gros problème, c’est la technique. Redfall est à des années-lumière de ce que l’on attend sur une console de nouvelle génération, et aurait, semble-t-il, parfaitement pu tourner sur Xbox One, tant il ressemble à un jeu de début de génération de cette dernière.
Des problèmes, Redfall en accumule beaucoup à ce niveau. Aliasing à outrance, clipping souvent très visible, distance d’affichage ridicule, textures si pauvres qu’on croit parfois qu’elles sont simplement en train de charger, bugs d’affichage, ennemis qui disparaissent dans les murs, du 30 FPS annoncé qui n’empêche pas le titre de ramer régulièrement… La liste est longue, et vous pouvez me croire sur parole, elle ne s’arrête pas là. Mais tout ceci pourrait se régler, au moins en partie, avec de grosses mises à jour, qui arriveront peut-être si le jeu convainc assez de joueurs (ce dont je doute, moi aussi). En revanche, c’est différent concernant les intentions artistiques discutables, qui ont donné naissance à des designs regrettables, notamment chez les PNJ, mais aussi chez les protagonistes jouables.
Des protagonistes aux grands méchants, en passant par les PNJ rassemblés au QG, tout le monde manque de charme, semble (et s’avère effectivement) creux, et personne n’a rien d’intéressant à raconter. Par ailleurs, si les doublages sont convenables, la bande sonore semble comme hors sujet la plupart du temps, ne favorisant pas l’implication du joueur. Le problème, au-delà de la realisation, c’est la pauvreté d’écriture de l’ensemble. Le titre de Arkane Austin est certes plus ambitieux qu’un Left 4 Dead 2, mais dans les faits, il ne raconte rien de plus que ce jeu exclusivement pensé pour le multi et le shoot. Et sans parler d’écriture, les protagonistes manquent aussi d’intérêt en termes de pouvoirs, malgré leur synergie très satisfaisante. Il y avait matière à faire infiniment plus barré, et plus fun.
Enfin, dernier défaut qu’il me semble nécessaire d’aborder, l’évolution de notre protagoniste manque de profondeur. Ce que cela signifie, plus concrètement, c’est que Redfall propose un arbre de compétences par personnage, et que celui-ci, en plus de ne pas être bien vaste, est assez plat. Lesdites compétences ne sont pas très intéressantes prises seules, et se cantonnent grossièrement à une augmentation du nombre de balles pouvant être portées, ou une évolution prévisible de nos pouvoirs spéciaux. Ça manque cruellement, là encore, d’un grain de folie qui aurait pu rattraper la platitude desdits pouvoirs principalement visible en solo, certes, mais qui se ressent aussi beaucoup en début de jeu, même à quatre.
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