En juin 2011 sortait Duke Nukem Forever. Un titre en développement pendant si longtemps qu’il est difficile d’en tenir un compte exact, annulé et reporté un nombre incalculable de fois, et finalement sauvé, si l’on peut parler ainsi, par Gearbox Software et 2K Games. Le résultat, couru d’avance, c’est un FPS très moyen, imparfait, pas vraiment fini, et surtout terriblement daté. Bref, une déception, que ce soit pour les fans du Duke ou les autres. Quel rapport avec Shenmue ? Me direz-vous.
Je vous répondrai que beaucoup ont comparé le dernier titre de Yu Suzuki à celui de Gearbox. La faute à une sortie tardive, 18 ans après celle du second épisode ; à un développement compliqué, financé par Kickstarter ; à des vidéos de gameplay inquiétantes à seulement quelques mois de son arrivée… Là encore, on ne remerciera que trop Deep Silver, qui a ajouté son grain de sel financier pour aider à venir à bout d’un pareil projet…
Disponible depuis le 19 novembre 2019 sur PC et PS4, Shenmue III était attendu, c’est un fait. Mais principalement attendu au tournant par les fans. Des fans qui, on l’espère, ont répondu présent à l’occasion de cette sortie inespérée, et auront peut-être tiré les mêmes conclusions que nous : malgré les années, Shenmue reste une œuvre inexplicablement fascinante. Cela en dépit de faiblesses évidentes.
Conditions du test : Nous avons effectué ce test sur une PS4 simple, pour une partie qui dura environ 40 heures. Vous aurez remarqué qu’il sort assez tardivement, près de deux mois et demi après la parution du titre. Notre équipe souhaitait en effet prendre du recul vis à vis de cette grosse attente qu’était Shenmue III, et surtout du grabuge que son arrivée a créée sur le net. Par ailleurs, pas facile de reprendre une série en cours, surtout lorsque le dernier opus date d’il y a 18 ans. Nous avons donc préféré prendre notre temps.
Sommaire
TogglePrès de 20 ans d’attente
Contrairement à Duke Nukem Forever, que nous citions plus haut, Shenmue III n’a pas vraiment été en développement depuis 2001. En réalité, l’une des grandes forces de cette saga c’est son géniteur, Yu Suzuki, et surtout son talent : le bonhomme aurait écrit toute l’histoire de Ryo Hazuki, de A à Z, depuis bien longtemps. Ainsi, nul besoin de lancer le projet d’un troisième opus pour savoir qu’il allait arriver un jour, ou du moins en théorie. Le second se terminait d’ailleurs d’une manière assez abrupte, à l’image du premier, ouvrant une multitude de portes sans répondre à beaucoup d’interrogations des joueurs. En d’autres termes, les opus parus sur Dreamcast n’étaient que le début d’une série s’annonçant aussi longue que les Yakuza de chez Sega. L’ennui, et c’est peu dire, c’est que la console est un flop monstrueux, particulièrement en Occident. Par ailleurs, Shenmue et sa suite sont cruellement inaccessibles aux anglophobes.
Cela signifie que, malgré la sortie de Shenmue II sur Xbox en 2003, et en dépit de critiques particulièrement élogieuses partout à travers le globe, la licence ne tarda pas à s’éteindre purement et simplement. C’est trivial, je vous l’accorde, mais l’argent fait beaucoup, si ce n’est tout, dans un projet vidéoludique. C’est moins vrai aujourd’hui, avec l’expansion fulgurante du marché indépendant, mais au début des années 2000 on ne développe rien sans apport financier. Et quand bien même, les titres annulés pullulent, et il n’est pas facile pour beaucoup d’éditeurs de s’imposer face aux géants, notamment Microsoft et Sony. Le second se gavant d’exclusivité sur une PlayStation 2 qui ne tarda pas à devenir le plus gros succès de l’histoire des consoles de jeux. De son coté, Sega a posé les deux genoux à terre, après une Saturn aux résultats très moyens, et une Dreamcast qui se transforme en véritable gouffre à billets.
Personne n’est donc en mesure, en 2005, de poursuivre l’aventure Shenmue. Personne, excepté Yu Suzuki lui-même, bien sûr, qui continue d’espérer dans son coin que les choses se tassent. Pendant ce temps, son œuvre, à défaut de perdurer sur les machines de nouvelle génération, devient culte. On la reconnaît presque à titre posthume, et elle devient une véritable référence dont beaucoup s’inspirent. Notamment Yakuza, série là encore éditée par Sega, qui s’attaque aux consoles de chez Sony et explose les scores au Japon. Au point que l’ancien constructeur, désormais simple éditeur, n’hésite pas à la faire parvenir en Occident. Mais là encore, dénuée de toute traduction depuis l’anglais. De quoi lui permettre une notoriété certaine chez les pays anglophones, mais rebutant encore, malheureusement, de nombreux joueurs dans des zones n’ayant pas la « chance » d’en être. Malgré cela, la série perdura, jusqu’à un Yakuza 6 par en 2018 dans nos contrées.
C’est bien des années après la mort de la Dreamcast que le périple tortueux de Shenmue III commence pour de bon. En 2015, Ys Net, le nouveau studio de Yu Suzuki, profite de l’E3, salon californien du jeu vidéo, pour annoncer l’ouverture d’une page Kickstarter. Celle-ci, dans la mesure où elle obtiendrait des dons suffisants, permettrait le développement d’une œuvre que peu attendaient encore. Prévu pour fin 2017, le titre prend finalement du retard, la faute à un développement qui semble chaotique, et à des objectifs visés peut-être pas tout à fait à portée du studio. Les mois passent, et les premiers aperçus du titre semblent alarmants : graphismes aux fraises, ensemble rigide… et peu à peu les rumeurs veulent que Shenmue III ne sortirait jamais, ou du moins qu’il ne sera pas terminé, sans doute bâclé… Finalement, avec l’aide de Deep Silver, Ys Net termina son jeu, et lui permit une sortie sur PC et PlayStation 4 le 19 novembre 2019. Mais pour quel résultat ?
Arrachons le sparadrap
Non, Shenmue III n’est pas à la hauteur des productions triple A actuelles. C’était une évidence dès le départ, le titre ne serait pas un blockbuster vidéoludique destiné à nous en mettre plein les yeux et à exploiter à fond les capacités de nos PC ou PS4 Pro. La série était une référence en matière de technique au début des années 2000, c’est un fait indéniable, mais ce troisième opus, avec les moyens invoqués, ne pouvait simplement pas aspirer aux mêmes qualités qu’à l’époque. Qu’à cela ne tienne, des titres comme Earth Defense Force : Iron Rain sortent avec une foule de bugs et une technique en deçà, et parviennent malgré tout à se hisser dans le haut du panier via leurs autres aspects. Mais que les choses soient claires : le troisième chapitre de la quête de vengeance de Ryo Hazuki ne s’adresse en rien aux joueurs n’ayant pas bouclé les deux premiers. Des titres sur lesquels il est difficile de revenir aujourd’hui, pour de nombreuses raisons.
Et cela tombe plutôt bien, puisque Sega a eu la riche idée d’offrir une nouvelle vie à ces deux œuvres extraordinaires en août 2018, avec Shenmue I & II. Une compilation là encore pas facile d’accès, puisque, hormis un petit lifting coté graphismes et l’apparition d’une traduction en français (enfin !), rien n’a véritablement été changé ou amélioré. On vous en dit plus à cette adresse.
Tournons les choses du côté positif : les habitués de la série ne seront pas dépaysés en lançant le troisième volet. S’il est évidemment plus beau que les remasters cités plus haut, puisque fondu dans un nouveau moteur graphique (et fort heureusement), il s’inspire énormément du design original. De ses forces comme de ses faiblesses.
Ainsi, à l’image des opus Dreamcast, ce nouvel épisode prend place dans deux zones restreintes. La première, le village de Bailu, étant celle que l’on arpentera le plus longtemps, et proposant le plus de choses à voir et à faire. Et par « restreintes », entendez qu’elles sont loin d’être vastes, mais aussi qu’elles ne permettent pas autant de libertés qu’un RPG en monde ouvert actuel. Si dans The Witcher III : Wild Hunt (pour ne citer que lui) vous pouviez vous extraire des sentiers quand bon vous semblait, trouver des lieux cachés et des quêtes nouvelles, ici c’est totalement différent. Que ce soit bien clair, Shenmue III est construit comme ses prédécesseurs. En cela, il est daté de la première à la dernière frame. Un défaut qui peut aussi bien être compris comme une qualité, selon ce que vous attendez du soft. Bien sûr, pour de trop nombreux joueurs, cet aspect sera vu comme un problème majeur, au point de le rendre détestable.
Néanmoins, les amoureux de l’œuvre de Yu Suzuki ne pourront qu’être plus indulgents face à ce résultat étonnant. Ils y retrouveront en effet les forces des originaux, mais aussi leurs défauts. À condition de faire abstraction, bien entendu, de cette technique obsolète. Ce troisième volet n’est pas laid, loin s’en faut, mais il ne tire pas partie des capacités de ses supports. En termes de technique pure, donc, il a tout à envier aux productions actuelles. On lui reprochera surtout un vide relatif dans ses environnements, un cruel manque de vie, l’absence quasi-totale de faune aux alentours de Bailu, village pourtant perdu dans les montagnes ; ou encore des animations excessivement rigides, une synchronisation labiale qui dépend des personnages (mais globalement décevante), et bon nombre de bugs. Parmi eux, certains auxquels on s’attendait, notamment un fort clipping, et d’autres qui déçoivent beaucoup, comme des hit box aléatoires et des murs invisibles.
Au cours de notre test, nous avons par exemple eu droit à un bug particulièrement frustrant : notre personnage est resté bloqué dans un escalier (image ci-dessus), et une autre fois à l’entrée d’un chemin. Impossible de sortir de là sans charger une sauvegarde ou attendre que la nuit tombe pour que l’option de déplacement instantané se débloque.
On voit cependant que de gros efforts ont été fournis pour lui permettre de ne pas paraître complètement ridicule dans le catalogue actuel. Le character design a notamment été revu depuis les vidéos de gameplay de 2018 qui ont fait tant couler d’encre. S’il dépend beaucoup des personnages, et que l’on regrettera quelques ébauches concernant les principaux (à commencer par Ryo et Shenhua), le résultat est globalement une réussite. Idem du coté des environnements, qui fourmillent d’une végétation belle, et sur lesquels se posent de jolis jeux de lumière. Reste que le studio est tombé dans la facilité de réutiliser trop souvent les mêmes modèles, ne serait-ce que concernant les habitations à Bailu, dont les portes sont absolument toutes les mêmes. On comprendra difficilement pourquoi celles-ci sont toutes trouées de surcroît. Il faut croire que dans le monde de Shenmue III il ne fait jamais froid.
Reste un aspect sonore en demie-teinte. D’un côté il est évidemment appréciable de constater que les doublages anglais côtoient ceux japonais. Malheureusement, quelle que soit la langue, les personnages manquent cruellement d’âme, et nous servent des dialogues parfois mal écrits avec des voix monotones, inexpressives. Ryo parle de la mort de son père avec le même ton que lorsqu’il achète une gousse d’ail, ce qui n’apporte aucun crédit à son histoire. Comme si ce jeune héros ne manquait pas déjà assez de charisme ! Musicalement le titre propose de chouettes compositions, qui sont néanmoins trop répétitives, au point de s’insinuer dans un coin de notre tête pour ne plus en sortir. On regrettera surtout un manque de vie, là encore. Mais aussi un curieux défaut : les musiques se déclenchent un peu n’importe comment, selon les endroits par où l’on voyage. Si bien que des zones sont vides de son, et qu’à certains endroits la musique fait un peu n’importe quoi.
Retour au début des années 2000
Aussi étonnant que cela puisse paraître, et cela ne manque pas de confirmer que le titre s’adresse aux fans avant tout, Shenmue III reprend exactement là où s’arrêtait son prédécesseur. Shenhua Ling et Ryo Hazuki sortent de la grotte avec en tête légion de questions sans réponses. Le père de la jeune fille est porté disparu, et ne laisse derrière lui qu’une énigmatique lettre et une épée ancienne. Lentement, le soleil se lève sur Bailu, petit village perdu dans les montagnes chinoises et dont les habitants semblaient mener une existence bien tranquille jusqu’ici. Nous sommes en 1987, très loin du Japon, au cœur d’une contrée aux coutumes mystérieuses… Très loin, aussi, de la pierre tombale sous laquelle repose ce père assassiné sauvagement, que Ryo était initialement parti venger… Une quête que l’on pourrait presque croire en suspens, ou abandonnée, tant les événements dépeints semblent en dehors du temps, comme le village de Bailu lui-même.
Ce qui, en soi, et au premier abord, sera plutôt pris comme une qualité. Shenmue III, au-delà de son statut de suite directe, est une œuvre au rythme bien à elle. Contemplative, par moments, à l’aide notamment de quelques décors réussis ; mais surtout, et c’est ce que retiendront beaucoup de joueurs, lente. Trop, sans doute, vis à vis des références de l’Action-RPG actuelles. Au point d’en devenir irritant, ennuyeux ; et ce à cause, en trop grande partie, d’une interface mal conçue, de cinématiques et de dialogues longuets… Autant être clair sur le sujet : si vous n’êtes pas prêt à faire abstraction de cet aspect, qui contraint tout joueur à prendre son temps et à composer avec des mécaniques molles, alors vous pouvez passer votre chemin, ce troisième opus n’est tout simplement pas fait pour vous. Mais si, en connaissance de cause, vous êtes toujours prêt à vous lancer dans son aventure, alors elle vous réserve de belles surprises.
Coté histoire pour commencer, avec des personnages qui, bien que souvent mal doublés donc, restent malgré tout attachants. Peu de licences parviennent à donner autant de vie à leurs personnalités secondaires, et c’est l’une des plus grandes forces de Shenmue. Malheureusement, cela compose avec des dialogues pas toujours bien écrits, nous vous le disions plus haut, mais aussi une mise en scène saccadée, étrange, imparfaite. Difficile de comprendre exactement ce qu’ont voulu mettre en place les développeurs en observant, pas à pas, les avancées de Ryo. Les cinématiques sont longues, molles, et n’apportent que trop rarement d’informations intéressantes. Mais par-dessus tout, difficile de comprendre pourquoi l’image est sans cesse recoupée, donnant parfois des angles de caméra ridicules, des gros plans sur des visages en contre-plongée qui n’ont aucun sens… à croire que la mise en scène est restée, elle aussi, ancrée dans le passé.
Ce constat touche aussi le gameplay, des déplacements trop rigides de Ryo jusqu’aux combats qui, bien que réussis sur nombre d’aspects, se révèlent mous. On retiendra néanmoins l’évolution depuis Shenmue II. Les techniques sont bien plus nombreuses, les parades plus permissives, et l’ensemble est plus jouissif et lisible. Pour apprendre de nouveaux coups, il faudra trouver des rouleaux explicatifs, et autant vous dire que ce n’est pas chose aisée.
En somme, qui souhaite devenir puissant devra se lancer dans un apprentissage long et fastidieux, à l’image d’un véritable entraînement de Kung-fu. Cela passe par des sessions de combat, pendant lesquelles on pourra améliorer notre maîtrise desdites techniques, mais aussi par des exercices physiques, que l’on effectue en appuyant au bon moment sur la bonne touche. En somme, si cette progression se révèle monotone, pour ne pas dire assommante, elle a le mérite d’être logique, et permet de voir distinctement notre évolution.
On regrettera que la jauge de vie soit aussi celle d’endurance. Ainsi, courir la fait rapidement descendre, et l’on se retrouve facilement démuni lors d’un combat que l’on n’attendait pas forcément (bien que les affrontements ne soient pas le pilier du jeu dans un premier temps). Pour la faire remonter, il faudra dormir, ou manger, mais là encore, il vous faudra mériter de vous sustenter.
Avançons à demis-pas
Dans Shenmue III, on ne gagne rien sans se donner du mal. C’est donc valable pour les combats, pour lesquels Ryo devra faire grimper sa jauge de Kung-fu, d’endurance et d’attaque, mais ça l’est aussi pour l’argent, que l’on obtient en pariant ou en travaillant, et qui met un temps fou à remplir notre porte-monnaie. Idem, chaque quête, qu’elle soit principale ou annexe, nécessitera des allers retours, souvent pour pas grand-chose, que l’on comprendra parfois mal voir pas du tout. Le titre donne par trop régulièrement cette impression désagréable de gonfler sa durée de vie de façon artificielle, et il est fort dommage que cela nuise à l’histoire. Néanmoins, on est agréablement récompensé en se contraignant à ce rythme si particulier. C’est à croire que Yu Suzuki a conçu ce troisième volet comme une fable, dont la morale serait la suivante : on ne gagne rien sans se démener, patience est mère de vertu.
Enfin, c’est vrai pour beaucoup d’aspects du titre, mais malheureusement pas au niveau de la plus grosse attente que les fans y avaient placée : l’histoire ne semble que trop peu avancer. Un constat auquel il fallait s’attendre, puisque Yu Suzuki n’a jamais caché sa volonté de prendre son temps pour conter ce récit si cher à son cœur. Ainsi, on mettra un temps fou à voir les premiers signes de progression dans le scénario, comme si le village de Bailu essayait de nous mettre des bâtons dans les roues et y parvenait. Une fois que l’on s’est extirpé de cette attraction étrange, on est bien sûr heureux d’en découvrir plus, d’apprendre enfin la suite. Je parle bien sûr avec la voix du fan. Mais là encore, on ne pourra qu’être déçu d’arriver au terme de Shenmue III avec plus de nouvelles interrogations que de réponses aux questions que l’on se posait à la fin du second volet. D’autant qu’une nouvelle fois, rien ne dit que nous aurons droit, un jour, à la fin écrite par Suzuki.
Un petit mot sur la durée de vie de cet épisode, qui dépasse celle des précédents. Il faudra environ 25 bonnes heures pour voir le bout de l’histoire, en ligne droite. Mais il n’est pas chose aisée de terminer Shenmue III sans s’être longuement entraîné au préalable, et dans le cas où l’on accroche à son rythme, on se laisse vite avoir par les quelques quêtes annexes, qui demandent généralement beaucoup de temps et d’allers retours. En somme, en s’investissant pleinement dans le titre, il faudra compter entre quarante et cinquante heures pour en faire le tour exhaustif.
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