Paru en 1993 au Japon, et deux ans plus tard en Amérique du Nord, Ogre Battle : The March of the Black Queen ne vit jamais le jour en Europe, comme ce fut souvent le cas concernant d’ambitieux jeux japonais. Et ambitieux, le titre l’est assurément, avec son mélange étonnant entre jeu de rôle et stratégie en temps réel, avec une map entièrement en 3D, le tout sur une console limitée techniquement, la Super Nintendo. Il en fut de même pour Tactics Ogre : Let Us Climb Together, Tactical-RPG plus classique arborant quant à lui une élégante vue isométrique.
Il aura fallu attendre 2011 pour que l’Europe goûte enfin à ce monument du jeu vidéo imaginé par Yasumi Matsuno, sur PSP. Mais nous n’eûmes jamais le droit aux autres opus de la série. Près de trente ans après le commencement de la licence au Japon, et vingt-et-un ans après son dernier opus, Square Enix fait revenir d’entre les morts son épisode le plus apprécié dans une version remasterisée à destination des consoles et du PC.
Tactics Ogre : Reborn lisse ses graphismes et sa bande sonore, change quelque peu son système de jeu, mais surtout nous parvient avec une traduction intégrale en français, servie par des doublages japonais et anglais. Une refonte assez complète, s’annonçant néanmoins très respectueuse du produit original, qui semble avoir tous les outils pour permettre aux néophytes de se lancer dans ce chef-d’œuvre rétro sans peine. Le prédécesseur spirituel de Final Fantasy Tactics a-t-il bonne mine en 2022 ?
Conditions de test : Nous avons joué sur Nintendo Switch, principalement en mode portable. Notre sauvegarde affiche une trentaine d’heures, néanmoins nous pouvons considérer aisément en avoir passé dix supplémentaires sur le soft, la difficulté nous ayant souvent contraint à recommencer nos parties. Nous ne nous sommes pas servi du Taro, ce système permettant de revenir dans le temps en plein combat.
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Si je vous parle de Tactical-RPG, il y a de bonnes chances pour que vous vienne immédiatement en tête la licence Fire Emblem. Dominante sur le marché, quoique cantonnée aux supports Nintendo, elle s’offre de régulières sorties depuis la Famicom au Japon, et depuis la Game Boy Advance en Occident. Ses épisodes sont chaque fois léchés, profonds et intelligents, ce qui lui assure un succès certain et une grande attente autour de ses nouveaux projets, à laquelle Fire Emblem Engage ne fait pas exception. Mais il est aussi possible que vous pensiez plutôt à Final Fantasy Tactics, un titre mythique de la première PlayStation.
Et si celui-ci nous intéresse particulièrement, c’est pour la simple et bonne raison qu’il est considéré comme le véritable successeur spirituel de Tactics Ogre, dont il reprend une grande partie des éléments. Ce qui fait doublement sens lorsque l’on sait que Yasumi Matsuno, créateur de Ogre Battle et tête pensante du second volet, a justement été commandité par Squaresoft pour réaliser une version à leur sauce de son Tactical. Un bon moyen de se réapproprier le succès d’estime de Tactics Ogre, en lui offrant l’aura d’une licence appréciée telle que Final Fantasy pour lui permettre de briller dans des sphères plus vastes que le jeu Super Famicom.
Comprenez bien que ce petit aparté n’est pas là pour faire dans le pompeux, mais simplement pour établir le statut culte de Tactics Ogre, ainsi que l’influence qu’il a pu avoir sur l’industrie. L’école du Tactical-RPG en vue isométrique, dont font partie les appréciés Into the Breach et Disgaea 6, n’aurait probablement pas pris une telle ampleur si le jeu de Yasumi Matsuno n’avait jamais vu le jour. Et vous avez peut-être votre compte de stratégie après un Mario + Lapins Crétins : Sparks of Hope, un Diofield Chronicle ou un Digimon Survive. Mais vous pouvez lâcher tout ce à quoi vous êtes en train de jouer dans le genre si vous n’avez jamais eu le plaisir de découvrir Tactics Ogre.
Les marches de l’Empereur
Pour rentrer au panthéon du jeu vidéo, il a fallu que Tactics Ogre aligne une série conséquente de qualités. Le jeu de Yasumi Matsuno a, pour commencer, été vivement salué pour l’intelligence de ses dialogues et de son scénario. Il nous raconte les pérégrinations de Denam Pavel dans un monde en guerre, jeune homme dont nous déterminons à quelques reprises les choix, le titre ayant plusieurs embranchements scénaristiques et différentes fins. Qu’on se le dise, ce récit guerrier n’a pas pris une ride, et se suit avec délice. À condition d’avoir les épaules, car il s’agit d’une trame conséquente et bavarde, avançant principalement à coup de dialogues. Il est facile de s’y perdre !
Tactics Ogre ne démérite pas du côté de son gameplay, avec une profondeur impressionnante pour l’époque, permettant un large éventail de possibilités dans la création de notre équipe. Il est ainsi possible de recruter ses troupes, personnaliser leurs compétences et les équiper. Le titre embarque une dimension gestion, offrant peu de récompenses au joueur, qui va devoir s’organiser pour ne manquer de rien, et acheter de l’équipement performant dans le même temps. Un point fait consensus, et il s’agit de la difficulté. Le jeu est punitif, au point que vos unités ont des chances de périr définitivement sur le champ de bataille.
Rien de bien neuf, puisque Fire Emblem le faisait déjà sur NES. Mais le challenge du jeu de Yasumi Matsuno est un cran au dessus de ce à quoi on est habitué à l’époque. Ce qu’il doit autant à son level design génial, offrant une verticalité intelligente, qu’à la profondeur de son système de jeu. Il faut aussi mettre en cause l’impossibilité d’entraîner nos troupes au delà d’un certain niveau. Nos combattants seront contraints d’attendre que le rang de l’escouade grimpe pour pouvoir suivre. Et pas de cas par cas, toutes les unités remportent le même nombre de points d’expérience à la fin d’une escarmouche. Notre équipe restera au niveau de celle de l’adversaire, tout au long du jeu.
Ainsi, on n’est jamais vraiment à l’abri dans Tactics Ogre. Avec son système de Tours d’Action, faisant se chevaucher les tours de nos troupes et de celles de l’adversaire, il n’est par ailleurs pas possible de prendre l’avantage aussi facilement que chez un Fire Emblem ou un Langrisser. La défaite survient alors souvent. Tactics Ogre n’est pas un jeu destiné aux néophytes, et la victoire de chacune de ses batailles se fait à la sueur de notre front. Enfin, le titre est beau, il fourmille de détails, et sa bande son est tout simplement exceptionnelle. C’est un véritable carton plein pour Yasumi Matsuno.
Autant de qualités qui trouvent leur écho sur Tactics Ogre : Reborn. On aurait pu craindre que le jeu prenne un méchant coup de vieux, et c’est vrai que certains aspects demeurent compliqués, nous y reviendrons plus bas. Mais il est intemporel sur d’autres points, notamment son histoire, et son gameplay fonctionne encore très bien aujourd’hui, où la norme n’a pas vraiment changé en vérité. Quant à son contenu, qui est sensiblement le même qu’à l’époque, on reste sur quelque chose de particulièrement solide, avec près d’une cinquantaine d’heures pour voir le bout de l’aventure. Ainsi que plusieurs fins, comme indiqué plus haut.
L’Empereur contre-attaque
Tactics Ogre a pris quelques rides, c’est évident. Ne serait-ce qu’au niveau de son interface. La version PSP du jeu, accessible en Europe, améliorait quelques points, mais l’expérience demeurait encore un brin austère, malheureusement. Quant à Tactics Ogre : Reborn, il entend rajeunir le produit original. Et il faut le dire, dans l’ensemble, le pari est réussi. Pour commencer, la traduction française est une véritable bénédiction. L’anglais soutenu de l’original était un vrai frein dans la découverte du jeu, et pouvait même poser problème à ceux qui ont un niveau de langue convenable. Ce n’est plus un souci.
Et ça tombe doublement bien, puisque pour jeter une lumière nouvelle sur cette histoire tragique et fascinante, Square Enix a employé des équipes de doublage, qui ont réalisé un travail très satisfaisant, autant en anglais qu’en japonais. Par ailleurs, le titre revêt un aspect plus lisse. Il s’est départi de ses pixels apparents, une marque de fabrique résultant de son origine 16 bits. On aurait aimé qu’il soit possible de passer de l’ancien rendu au nouveau, à l’aide d’une option ou d’une simple touche. Parce que dans les faits, Tactics Ogre : Reborn est joli, et cette refonte lui sied. Mais l’aspect pixelisé avait un certain charme, que perd ce remaster.
C’est différent pour son aspect musical, qui gagne beaucoup en qualité avec cette réorchestration tout bonnement magistrale. La bande son de Tactics Ogre a toujours été un très bon cru, mais c’est encore plus vrai dans cette version Reborn. Quant à l’interface, malheureusement Square Enix n’a pas pu faire de miracle. On reste sur quelque chose de très proche de ce que proposait la version PSP, avec des menus assez austères, dans lesquels se repérer n’est pas chose aisée. C’est dommage, parce que l’on passe beaucoup de temps à préparer son équipe pour le combat, à s’esquinter les yeux sur cette mer d’infos. Repenser le tout pour qu’il soit plus digeste aurait permis plus de confort.
Mais le développeur était peut-être trop occupé à revoir les combats, pour plus de confort justement. Si le système ne change pas en profondeur, il permet désormais quelques options et mécaniques qui changent la vie. Pour commencer, vos unités gagnent des niveaux, et plus des niveaux de classes. Ce qui signifie qu’il est possible de changer de spécialité sans devoir repartir de zéro, et en conservant les compétences déjà apprises. Quant au ravitaillement en items, il se fait désormais automatiquement. Mais surtout, afin de rendre les affrontements plus lisibles, il est possible de modifier la caméra pour qu’elle se place au dessus de nos unités, façon Advance Wars. Du génie !
Parce que la vue isométrique est charmante, c’est un fait indéniable, mais elle n’est pas évidente à déchiffrer dès qu’il y a trop d’unités agglutinées, ou que le relief s’en mêle. Or, ce problème disparaît complètement avec une simple pression du joystick de droite, qui nous permet de changer de point de vue très simplement. Un bon moyen de découvrir le jeu pour les allergiques à la caméra penchée. Quant aux néophytes, Square Enix ne les oublie pas non plus, avec le Tarot du Chariot, un système qui permet de revenir plusieurs tours en arrière, plutôt que de recommencer une escarmouche de zéro. Un ajout très intelligent, au même titre que la nouvelle fonction d’accélération du jeu.
Deux petites déceptions subsistent malgré tout. Pour commencer, l’utilisation exclusive de la croix directionnelle pour contrôler nos unités sur le champ de bataille. Pas que ce soit une mauvaise idée, en somme, mais il faut reconnaître que celle de la Switch n’est pas très ergonomique. C’est plus confortable sur TV, avec un Controler Pro. Ou même sur Switch Lite, qui a une véritable croix directionnelle. Et pour finir, on est un peu déçu que cette version ultime du jeu n’embarque pas son spin-off de la Game Boy Advance, j’ai nommé Tactics Ogre : The Knight of Lodis. Une expérience qui a, là encore, fait l’impasse sur l’Europe, mais ne manque nullement de qualités.
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